Dans un article de la Harvard Business Review de 1989, Michael Jensen, le chantre des LBO, faisait cette prédiction, étonnante pour l’époque : « La société cotée détenue par de multiples actionnaires a fait son temps dans de nombreux secteurs de l’économie ». Le graphique ci-dessous, tiré de l’équipe de recherche de Deutsche Bank, semble lui donner raison dans le cas des États-Unis, du moins dans une perspective plus longue.

En 1989, moment de la prédiction, il y avait 5.895 entreprises américaines cotées sur des bourses situées aux États-Unis. Ce nombre a violemment grimpé à un pic de 7.509 en 1997, constat qui devait inquiéter sur les qualités visionnaires de Jensen. Heureusement, le nombre a subi par la suite une érosion constante. À la fin de 2016, il n’y en avait plus que 3.618.

Il semble en ce premier semestre 2019 qu’il y ait plusieurs cotations importantes dans le tiroir : Lyft, le concurrent de Uber, vient d’entrer en bourse, et l’on parle d’autres plateformes numériques dont Pinterest et Uber. Mais les investisseurs accueillent ces nouveaux venus avec circonspection : à ce jour, la performance boursière de Lyft reste médiocre et la bourse garde le souvenir amer de la mise en bourse de Snap Inc. On ne voit donc pas encore ce qui pourrait démentir la prédiction de Jensen.

On renvoie ici le lecteur a un excellent papier qui analyse le phénomène : voir « Eclipse of the Public Corporation or Eclipse of the Public Markets? » par Craig Doidge, Kathleen M. Kahle, G. Andrew Karolyi et René M. Stulz. Ce serait davantage les marchés de capitaux que la grande entreprise dont la mode serait passée.

Plusieurs faits en ressortent :

  • Il semble d’abord que ce soit un phénomène plutôt propre aux États-Unis. Il faut voir cela au cas par cas, mais globalement, et en phase avec la financiarisation croissante, il y a toujours, hors les États-Unis, un attrait toujours bien présent de la cotation boursière. Certains s’inquiètent toutefois de la raréfaction des IPO (ou introductions en bourse) sur la place de Paris.
  • Moins de firmes cotées, mais plus grosses, signe de la venue croissante de très grosses capitalisations, du type GAFAM, qui ont flirté un temps avec le trillion de dollars de valeur boursière. C’est l’indicateur clair d’une tendance à la réapparition de monopoles, un fait déjà commenté par Vox-Fi. Beaucoup de sorties de bourse se font par M&A, c’est-à-dire par rachat d’actions. Mais l’article cité jette un saut d’eau tiède sur cette thèse : si on retient le ratio capitalisation boursière agrégée sur le PIB comme indicateur de la propension à user de la bourse comme moyen de financement, là encore on observe une décrue : le ratio s’établissait à 38,3% en 1975 ; il a atteint un pic de 153,5% en 1999, a chuté à 69,2% en 2008 avec l’effondrement boursier, mais n’est qu’à 124% en 2016, soit encore près de 20 points de pourcentage plus bas qu’en 1999. Le graphique qui suit appuie cette thèse.

  • Une des raisons qui fait que les grosses entreprises n’ont pas vu leur capitalisation croître à hauteur du PIB tient à l’importance des distributions de dividendes et des rachats d’action. Depuis 1997, les rachats d’action ont dépassé de plus de 3,6 Tr$ la collecte de fonds via des émissions d’actions nouvelles. Dit autrement, les entreprises cotées ont retourné à leurs actionnaires davantage d’argent qu’elles en ont reçu des marchés d’action. Elles le font sous forme de dividendes mais surtout, et ceci dans un ratio de 2 à 1, sous la forme de rachats d’actions. Le ratio total de distribution qui était compris entre 20 et 25% du résultat net jusqu’aux années 2000 est couramment au-dessus de 40% aujourd’hui (45% en 2016).
  • Incidemment, les firmes cotées américaines détiennent plus de cash en proportion de leur bilan qu’elles le faisaient au moment de la prédiction de Jensen : 22% en 2016 contre 14% en 1989, ceci malgré la distribution accrue.
  • Ce sont surtout les petites entreprises qui ont disparu des mises en bourse et qui préfèrent se retirer de la cote. Pascal Quiry commente les choses ainsi dans Les Echos du 2 avril. À la question : « La cotation en Bourse est-elle devenue trop contraignante ? », il répond :

Pour les PME, c’est évident, sauf exceptions comme les biotechs. Les entreprises cotées doivent avoir une comptabilité en normes IFRS, respecter diverses réglementations (abus de marché, EMIR sur les produits dérivés…). En tout, il faut compter au minimum 100.000 euros par an de facturation externe. Sans compter le temps passé à rencontrer les actionnaires. En réalité, la cotation n’est donc plus du tout adaptée aux petites sociétés. Par ailleurs, elles sont très peu suivies par les analystes financiers.

  • La thèse d’un excès de réglementation ou d’un coût de la cotation trop élevé vaut sans doute pour les petites entreprises, mais beaucoup moins pour les grandes. On note que la décrue du nombre de cotations est advenue dès 1997, c’est-à-dire bien avant les lois renforçant la réglementation, Sarbanes-Oxley aux États-Unis ou SOX en France, ou même l’implantation des nouvelles normes comptables.
  • Une explication intrigante est qu’il serait moins intéressant pour une entreprise dont les actifs sont immatériels – ce qui est le cas de l’économie numérique – d’aller en bourse. Un actif immatériel n’est jamais un collatéral bien séduisant pour obtenir un crédit bancaire. De plus, la comptabilité IFRS ou US Gaap tend à sous-estimer la valeur comptable de l’incorporel : on sait mesurer le coût d’une usine, mais pas la valeur d’une équipe de R&D, et le goodwill généré en propre est compté pour zéro. de plus, l’information sur ces actifs est beaucoup plus vague et imprécise. La bourse et son obligation de transparence perdent de leur efficacité. Le graphique qui suit montre l’importance croissante du poste R&D par rapport à l’investissement matériel.

  • Les nouvelles entreprises, quand elles évoluent dans le secteur du numérique et de l’immatériel, ont besoin de moins de capitaux pour démarrer et croître : on peut plus facilement qu’autrefois louer des biens capitaux ou des services (par exemple le cloud). Le poste le plus important pour ces entreprises est devenu le coût de la pénétration commerciale et non le coût d’investissement matériel ou R&D. Uber en est l’exemple le plus frappant.
  • Reste enfin deux facteurs majeurs : le premier est le formidable développement du capital privé (private equity) qui se révèle désormais une source de financement majeure des entreprises, notablement des entreprises du numérique. Le coût de gouvernance n’est pas forcément plus faible, sans doute au contraire, si l’on considère la rémunération que retiennent les gérants des fonds d’investissement, le fameux 2% / 20% [1]. Mais le private equity a l’avantage de pouvoir emporter avec lui un large financement par dette.
  • Le second est le tout aussi formidable développement des sociétés à capital ouvert (analogue en France à une SICAV), dites « pass-through » aux États-Unis. Elles présentent l’avantage fiscal de ne pas être soumises à l’IS et d’être transparente fiscalement pour l’actionnaire. La forte baisse du taux d’IS aux États-Unis suite à la réforme Trump de 2017 va probablement changer les choses, puisque le taux d’IS, à 21%, devient inférieur au taux marginal de l’impôt sur le revenu des personnes physiques.

Cette évolution est-elle favorable d’un point de vue macroéconomique. Cela reste à voir. La croissance de la dette n’est pas une bonne chose pour la stabilité financière. Il y a un bouclage financier à faire : les fonds retirés de la bourse sont-ils réinjectés à hauteur dans d’autres sources de financement des entreprises, telles le private equity ou les sociétés à capital ouvert, ou bien dans la consommation et la moindre épargne ? Serait-ce la cause ou la conséquence de la moindre croissance de l’économie américaine, dans à vrai dire ce qui est un phénomène mondial ? Il y a aussi un sujet de répartition de la richesse : si une grosse entreprise est financée par les 500 investisseurs qui ont apporté leur argent au fonds de private equity, ils ont intérêt à être riches. Les SICAV, FCP et plans d’assurance-vie distribués au tout venant investissent fort peu dans le private equity. Que se passe-t-il pour eux si les opportunités d’investissement dans le coté se réduisent ou ne concernent plus que les quelques grosses capitalisations de chaque pays ? Les riches, par ce mécanisme de monopole dans l’accès aux placements les plus rentables et les plus sélectifs, ne tendent-ils pas à être de plus en plus riches ?

Voici qu’un simple graphique, celui du haut de ce billet, déclenche bien des questions…

 

[1] Une commission de gestion de fonds de 2%, une rétention pour les gérants de 20% de la plus-value réalisée au-delà d’un seuil. Cette règle de prix fait partie des conventions et la concurrence qui fait rage entre les fonds ne sait pas la remettre en cause : la concurrence opère davantage via l’investissement commercial des fonds pour capter les investisseurs.