Warren Buffett, Apple et l’efficience des marchés
Pourquoi Warren Buffett vend-il ses actions Apple ? Comme le dirait Monsieur de la Palice, pour une raison simple : il doit penser que leur prix est trop élevé.
Sa participation a culminé à 5,9 % du capital, faisant de lui le second actionnaire derrière le gestionnaire de fonds principalement passifs Vanguard (8,9 % du capital). Avec une valeur de 178 Md$, sa participation dans Apple représentait un peu moins de 20 % de la capitalisation boursière de Berkshire Hathaway.
Warren Buffett a commencé à investir dans Apple en 2016, lorsque le PER de cette action était de 13. Depuis, le bénéfice par action a quasiment triplé et le cours de l’action a été multiplié par 9, donnant aujourd’hui un PER de 37. Comme le cash net est assez négligeable par rapport à la capitalisation boursière d’Apple (1,5 %), raisonner en PER et non en multiple du résultat d’exploitation n’est pas biaisé[1].
Selon le consensus actuel des analystes, les ventes d’Apple devraient croître de 10 % l’an jusqu’en 2029 passant de 361 Md$ en 2024 à 572 Md$, tandis que le résultat net devrait progresser de 14 % par an, de 92 Md$ en 2024 à 179 Md$ en 2029.
La réalisation de ces prévisions implique que :
- la marge d’exploitation passe de 31,7 % des ventes 2024 à 36,7 % en 2029 ; alors qu’Apple a publiquement averti que la marge de ses futurs produits aura du mal à atteindre celle de son produit phare, l’iPhone ;
- la rentabilité économique avant impôt, passée de 41 % en 2016 à 128 % (sic) en 2024, soit encore capable de progresser pour atteindre150 % environ.
On peut être pardonné de ne pas y croire. Si les pommes tombent des pommiers, les arbres ne montent pas au ciel.
Certains penseront que sur les grandes valeurs comme Apple le marché est efficient, voulant dire par là que le cours d’Apple correspond à tout moment à sa valeur intrinsèque, pour autant que l’on puisse la mesurer, parce qu’il intègre fidèlement le consensus du marché. Dès lors, son acquisition permettrait de gagner ni plus ni moins que le taux de rentabilité exigé compte tenu de son risque de marché. Ils seront donc étonnés que Warren Buffett ait pu transformer en moins de 8 ans son investissement de 39 Md$ en une somme de 178 Md€, rapportant ainsi à ses actionnaires largement plus (de l’ordre de 25 % l’an) que le taux de rentabilité exigé de l’action Apple (de l’ordre de 10 %).
Mais ceci un malentendu sur la notion d’efficience, nourri d’abus de langage.
Eugene Fama[2] (Prix Nobel 2013) qui a fait les travaux fondamentaux en ce domaine, distingue 3 formes d’efficience des marchés :
- la forme faible qui dit que le prix d’aujourd’hui reflète toute l’information contenue dans les prix et les volumes passés. Elle dénie ainsi toute pertinence à l’analyse chartiste, surtout si on prend en compte les frais de transaction. C’est une forme d’efficience sur laquelle il y a un quasi-consensus des chercheurs ;
- la forme semi forte selon laquelle les prix reflètent toute l’information disponible et qu’une nouvelle information arrivant fait varier les cours en conséquence (comme l’élection de Donald Trump a fait varier les prix de certaines valeurs) ;
- la forme forte qui dit que les prix intègrent même l’information privée détenue par ceux qui disposent d’une information privilégiée. Quasiment aucun chercheur n’y croit. Sinon il n’y aurait pas besoin des réglementations sur les initiés pour préserver l’intégrité des marchés, qui seraient inutiles puisqu’en moyenne les transactions des initiés ne seraient pas rentables. C’est l’inverse de ce que l’on voit, d’où la très faible popularité de cette forme d’efficience.
Ces trois niveaux d’efficience n’impliquent pas que le cours d’une action corresponde à sa valeur intrinsèque comme on l’entend assez souvent dire dans le langage courant. En effet :
- Que l’information nouvelle soit incorporée dans le cours ne garantit pas que cette information soit correctement intégrée compte tenu de nos biais, émotions et autres croyances.
- Par ailleurs, tout au plus, ce sera l’interprétation moyenne (le consensus de marché) qui sera incorporée, et elle peut être erronée, en particulier quand des événements à faible probabilité d’occurrence se produisent.
En effet, le fait que les marchés financiers puissent être efficients au sens des formes faibles et semi-fortes n’empêche pas que l’on puisse se tromper sur la valeur actuelle ou future d’une action. Qui aurait pensé que Boeing, leader mondial des constructeurs d’avions, allait accumuler à ne plus en finir les difficultés opérationnelles depuis 2019, culminant (enfin nous l’espérons pour eux) avec une porte d’avion se détachant en plein vol ? Certes le cours intégrait peut-être cette possibilité avec une faible probabilité, mais quand la série de problèmes arrive et que la probabilité faible devient un fait, le cours s’ajuste naturellement. De la même façon, qui aurait pu prévoir que Tesla allait, partant de rien, devenir un constructeur automobile majeur ? Là encore, la petite probabilité de cette évolution proprement stupéfiante était peut-être dans les cours, mais il est tout à fait logique que ceux-ci s’ajustent fortement quand cette chimère devient une réalité.
Certes, on peut dire dans le langage courant que le marché n’a pas été efficient pour Tesla et Boeing, tout en ayant été efficient au sens scientifique sur ces deux titres pris comme exemples. Mais le marché ne pourra jamais être efficient au sens du langage courant, avec un cours qui donnerait toujours une rentabilité à l’investisseur correspondant au taux requis compte tenu du risque ; faisant ainsi du cours actuel un excellent prédicteur des cours futurs.
Répétons que le fait que le prix actuel intègre fidèlement le consensus de marché, ne garantit pas que dans quelques années, les résultats attendus aujourd’hui se produisent exactement, surtout pour des actions qui ne sont pas parmi les moins risquées du marché.
Aussi nous paraîtrait-il pertinent de bannir le mot efficient dans son acception courante qui correspond à un leurre. C’est ce que nous rappelle Warren Buffett qui vient de réaliser l’investissement financier le plus grand jamais réalisé dans l’histoire de l’humanité et le plus profitable.
Ce n’est pas parce que les marchés sont inefficients que Warren Buffett a pu faire gagner beaucoup d’argent à ses actionnaires. C’est parce qu’il a vu plus tôt que la moyenne du marché la capacité d’Apple à augmenter ses prix sans décourager les achats de ses aficionados, sa capacité à se développer dans les services, etc. Mais est-ce surprenant pour quelqu’un dont la première tâche telle que décrite par son co-investisseur de longues décennies et vice-chairman de Berkshire Hathaway, Charlie Munger, récemment décédé, est : « de se réserver beaucoup de temps pour lire et réfléchir en toute tranquillité »[3]
Quant à savoir si le développement des fonds passifs et autres ETF, sans parler de la réduction du nombre de personnes qui se ménagent du temps libre pour lire et réfléchir tranquillement, réduiront la vitesse d’incorporation des informations nouvelles, voire même l’incorporation des informations nouvelles dans les cours, nous ne sommes pas inquiets.
En effet, dans un monde concurrentiel, si une telle évolution devait se produire, elle ouvrirait un boulevard à ceux qui lisent et réfléchissent, dopant leurs performances et dans un mouvement de balancier logique redonnerait de l’intérêt et de la sur-performance à la gestion active. Ceci ne passerait pas durablement inaperçu, et conduirait à un mouvement inverse à celui que l’on observe actuellement, avec un afflux de fonds à placer en gestion active et une part moindre réservée aux fonds indiciels.
Ainsi, il n’est pas interdit de penser que les marchés actions sont structurellement inefficients au sens commun du terme, mais sont efficients au sens scientifique du terme, dans son acceptation faible et semi-forte.
[1] Pour plus de détails, voir le chapitre 33 du Vernimmen.
[2] Pour plus de détails, voir le chapitre 16 du Vernimmen.
[3] Voir La Lettre Vernimmen.net n° 212 d’octobre 2023.