« L’affaire Thomas Crown », le film, vous connaissez ? Il (Steve Mc Queen) est jeune, il est beau et il est déjà riche, très riche. Une des fortunes de Boston. Célèbre, respecté, honorable. Bref, au-dessus de tout soupçon. Il n’a pas besoin d’argent, mais il aime le plaisir du jeu. Et il s’ennuie. Alors, pour pimenter sa vie, il organise le casse d’une banque. Un casse énorme. Millimétré. Et méticuleusement exécuté. Pas par lui, d’ailleurs mais par des individus qui ne se connaissent pas avant le vol : c’est là qu’est l’astuce. Il empoche 2,7 millions de dollars : il a gagné sa partie. La compagnie d’assurance doute. Elle dépêche une détective aussi belle que déterminée et perspicace (Vicky Anderson – Faye Dunaway). Elle le soupçonne, investigue sans relâche. Il la séduit, elle le séduit, ils tombent amoureux – c’est ça le cinéma (avec un des plus longs baisers de l’histoire du cinéma : 55 secondes non-stop !). Il se sait découvert. Mais il n’a aucunement l’intention de se laisser prendre. Alors, pour s’en sortir, il imagine un nouveau stratagème, trompant et sacrifiant – temporairement – au passage la belle dame… en attendant qu’elle le rejoigne pour continuer à filer le parfait amour.
La morale n’est pas sauve, le voleur s’en sort, l’amour triomphe. Mais quel rapport, me direz-vous, avec la récente affaire Warren Buffett – David Sokol ?
Dans nos démocraties, la présomption d’innocence est un droit absolu. On ne saurait donc justifier la condamnation de certains comportements et faits réels par la ressemblance avec une fiction, fût-elle éblouissante (le film, réalisé en 1968 par Norman Jewison, sur une musique de Michel Legrand – oscar de la meilleure bande originale en 1969, devenu mythique, est resté inégalé dans son genre – un récent remake fort médiocre a essuyé un échec commercial).
Et pourtant… la comparaison est-elle si osée ? A tout le moins permet-elle d’illustrer les dérives morales actuelles de notre cher vieux capitalisme…
Cette affaire, qui met en cause un des fidèles de Warren Buffett, David Sokol, jette en effet un froid sur le degré d’éthique de l’homme d’affaires Warren Buffett. Essayons de reconstituer l’histoire.
Dans le rôle de Thomas Crown : Warren Buffett (avec quelques années de plus) ; David Sokol est… son bras armé depuis des années dans l’action. Et dans le rôle de la détective : la SEC.
Quels sont les faits ? David Sokol, 54 ans, achète des actions d’une société nommée Lubrizol, à hauteur de 10 millions de dollars juste une semaine avant de proposer à Warren Buffett, 80 ans, son patron, d’acheter cette entreprise, à travers sa société d’investissement Berkshire Hathaway. David Sokol réalise une plus-value de 3 millions de dollars. Il achète ses titres entre le 5 et le 7 janvier 2011 ; le conseil d’administration de Berkshire Hathaway entérine la décision d’acquisition de Lubrizol le 13 mars. L’affaire s’ébruite, les plus-values réalisées par David Sokol révélées au grand jour, l’acquisition également. La SEC s’en mêle. Et le 28 mars, David Sokol démissionne (ou est contraint à la démission ?).
Dans un communiqué de presse, Warren Buffett écrit que: « Ni Dave (Sokol), ni moi n’avons le sentiment que ses acquisitions de titres Lubrizol ont été de quelque manière que ce soit illégales. Il m’a assuré qu’elles n’étaient pas la raison de sa décision de démissionner », et de préciser : « Bien que l’offre d’acquisition ait été entièrement ma décision, soutenue par le conseil d’administration de Berkshire du 13 mars, cela ne serait pas arrivé sans les efforts initiaux de Dave. Cependant Dave savait qu’il n’avait aucune voix dans la décision de Berkshire, une fois qu’il avait suggéré le projet. » Il précise également que David Sokol lui avait mentionné – « en passant » – qu’il détenait des titres Lubrizol, mais que lui, Warren Buffett, en a réellement pris conscience le 19 mars, soit 6 jours après l’acquisition, mais 9 jours avant la démission de David Sokol. David Sokol a démissionné, mais Warren Buffett a fait une bonne affaire… Et la SEC ?

 

On peut parier que, comme dans la fin du film, Warren Buffett et la SEC vont probablement continuer à filer le parfait amour, ou alors que cette petite incartade sera bien vite pardonnée : tout de même, il s’agit de Warren Buffett…

Pourtant, en 1991, devant le Congrès américain, Warren Buffett affirmait publiquement ainsi ses attentes vis-à-vis de ses employés : « ils doivent se demander s’ils souhaitent qu’un de leurs actes soit publié en 1ère page, visible de leur famille et amis ? S’ils répondent oui à cette question, alors ils ne doivent pas craindre mon 2e message à leur attention : si vous faites perdre de l’argent à la « firme », si vous lui faites perdre un « fragment » de sa réputation, alors je serai « sans pitié ». Nous sommes 20 ans plus tard, qu’en est-il de la « philosophie » de M. Buffett ?

 

En réalité, la véritable question est : comment peut-on devenir milliardaire dans les activités financières en moins d’une génération, sans la moindre information privilégiée ? Question qui pourrait d’ailleurs s’appliquer à d’autres types d’industries… Qui se souvient des frères « « WILLOT » ?

 

Cette affaire « Warren-Sokol » n’est finalement qu’une illustration supplémentaire des dérives d’un certain capitalisme et des conflits d’intérêts qu’elles engendrent : comment s’enrichir vite, par tous les moyens, fût-ce au détriment du petit actionnaire non informé ?

 

Il est un fait que les investisseurs ont horreur de l’incertitude ! Si demain, tout était connu avec une absolue certitude, qui oserait prendre un chemin de traverse ou une décision d’investissement contraire à ses intérêts ? Cette volonté de maîtriser l’incertitude date d’ailleurs de la nuit des temps. Déjà en Mésopotamie, en 3000 avant Jésus Christ, l’orge faisait partie des marchandises négociées, parmi le cuivre, le bronze, l’argent ou l’or, et selon une hiérarchie bien établie. La récolte étant difficile à prévoir, puis à transporter, les taux d’intérêts sur les prêts pour l’orge étaient substantiellement plus élevés que ceux sur l’argent (33,3 % versus 20 % selon les estimations de certains chercheurs). Ainsi étaient nés… les premiers contrats de dérivés sur crédit, conçus pour juguler l’incertitude (pour la petite histoire, le contrat était écrit sur des tablettes d’argile, en écriture cunéiforme). Toujours en Mésopotamie, en 1809 avant JC, un riche marchand emprunta de l’argent, qu’il promit de rembourser en graines de sésame, à la période de la récolte : ce contrat écrit combinait donc un prêt avec une vente future. Ainsi peut-on dire que la recherche de la maîtrise de l’incertitude a toujours existé, à travers des outils ad hoc. Vous jouez en essayant de réduire le risque.

 

Mais le conflit d’intérêt est une tout autre affaire : car ici le risque est maîtrisé en amont, grâce à une information privilégiée que seuls quelques initiés détiennent, au détriment des autres investisseurs, non informés. S’il y avait un parfait partage de l’information, alors le conflit d’intérêt n’existerait pas.
Ce conflit d’intérêt (ou petits arrangements entre « amis ») est aujourd’hui facilement présent un peu partout, mais il devient encore plus inacceptable lorsque deux parties s’organisent pour détourner de l’information et de l’argent, ou pour spolier une troisième.

 

Ainsi en est-il encore, par exemple, des agences de notation, dont les services sont payés par ceux qui sont notés, ou des « traders » favorisant un « broker » après avoir reçu des avantages divers, des analystes financiers bénéficiant de soutien ou de largesses des entreprises qu’ils suivent (ainsi, une étude récente concernant 1 000 analystes de Wall Street a montré que près des 2/3 d’entre eux ont bénéficié d’avantages, de la lettre de référence à l’accès à un club privé ou autres… sans reconnaître un quelconque conflit d’intérêt !). Ce potentiel conflit a été parfaitement décrit dans un essai publié en février 1999 par deux universitaires (Roni Michaely, Cornell University and Tel-Aviv University et Kent L. Womack, Dartmouth College), intitulé « Conflict of Interest and the Credibility of Underwriter Analyst Recommendations ».
Mais alors comment les Américains par exemple légifèrent-ils ce conflit d’intérêt, toujours latent, voire avéré, quelquefois sanctionné, mais rarement véritablement puni ?
La loi américaine introduite le principe de la « disclosure letter » : c’est-à-dire de l’obligation d’informer, dans les états financiers ou dans les publications officielles, les accès à des informations et/ou à une relation privilégiées qui pourraient conduire à un conflit d’intérêt ou à une altération du jugement. Dans son interprétation précise, la « disclosure letter » identifie et donc réduit le potentiel conflit d’intérêts, puisque l’information est portée à la connaissance de tous. Est-ce un leurre ou de l’enfantillage d’appliquer ce principe aux investisseurs ? Toujours est-il que ce principe est un pas important, certes insuffisant car on peut toujours en détourner aisément l’esprit ; mais le mensonge étant sévèrement puni aux Etats-Unis, il permet tout au moins d’anticiper tout problème de conscience, en cas de risque judiciaire futur.

 

Samedi 30 avril 2011, pour la grand-messe de Berkshire Hathaway, Warren Buffett a qualifié le comportement de David Sokol d’« inexplicable et inexcusable », sous la pression des 40 000 actionnaires inquiets de la chute des résultats trimestriels et de sa succession. Warren avait reconnu suite au rapport d’audit interne qu’« il ne fait aucun doute que David Sokol a violé nos règles sur les achats de titres et les principes que je réaffirme tous les 2 ans à nos dirigeants » et d’enchaîner : « j’ai évidemment fait une grosse erreur en omettant de lui demander quand il les avait achetées » !

Il est très probable que le « vieux renard » a déjà pris ses marques vis-à-vis de David Sokol, en anticipant la condamnation de Raj Rajaratnam, coupable de 14 chefs d’accusation dont 9 pour fraude financière. Pour information, l’homme d’affaires d’origine sri-lankaise a fondé Galleon en 1997, fonds qui est devenu en quelques années l’un des premiers fonds spéculatifs américains avec 7 milliards de dollars d’actifs. Il était personnellement crédité d’une fortune estimée à 1,3 milliard de dollars en 2009. Les faits : un vaste réseau clandestin d’informations privilégiées impliquant plusieurs banquiers, consultants et dirigeants d’entreprises qui ont permis l’achat d’actions d’entreprises diverses en amont d’opérations de fusion ou de transactions financières.

Dès lors, si l’on reprend notre affaire Buffett –Sokol, comment peut-on imaginer que Warren Buffett, grand habitué des marchés financiers, n’ait pas réagi à la simple annonce « informelle » que David Sokol détenait des actions d’une société qu’il recommandait par ailleurs à l’achat ! Dans le « Wall Street Journal » du 2-3 avril 2011, David Sokol a admis qu’il rencontrait fréquemment les banquiers de Citigroup, pour investissement propre ou pour le compte de Bershire Hathaway. Et dans une interview à la CNBC, David Sokol, connaissant la situation actuelle, a admis qu’il n’aurait jamais dû mentionner cette société à Warren Buffett et plutôt se contenter d’un investissement personnel… Adieu le conflit d’intérêt, la vie aurait continué comme avant…

Le débat ne fait que commencer… David Sokol a immédiatement répondu aux allégations de Warren Buffett en se déclarant profondément attristé par les propos tenus par son ancien patron et regrette sa désignation comme bouc émissaire.

Saura-t-on un jour la vérité ? Il est très probable que le vieux renard a déjà anticipé les possibles conséquences de l’affaire David Sokol en s’affirmant toujours vaillant défenseur de valeurs morales. Est-il toujours ou déjà dans le rôle de Thomas Crown prêt à filer le parfait amour avec Vicky en jetant son fidèle à la police… Même si la présomption d’innocence se doit d’être réaffirmée, qui pourrait croire que Warren Buffett n’ait pas pu réagir à l’information donnée par David Sokol, en se rappelant ou en lui rappelant les vieux principes de déontologie qu’il prêche depuis plus de 20 ans…

 

Il y a décidément quelque chose de « pourri » dans le royaume des investisseurs…