Ce billet résume l’étude faite par un groupe formé d’un juriste (Olivier Billard du cabinet Bredin Prat) et de deux universitaires (Marc Ivaldi de la Toulouse School of Economics et Sébastien Mitraille de la Toulouse Business School). Elle a donné lieu à un article « Evaluation of the Risks of Collective Dominance in the Audit Industry in France », paru dans European Competition Journal, vol 7, no 2 (August 2011). Le Blog le reprend à des fins de discussion.


Le marché de l’audit légal a connu en Europe et en France une vague remarquable de concentrations : fusion entre PriceWaterhouse et Coopers & Lybrand en 1998, rachat d’Andersen France par Ernst & Young France en 2002, fusions KPMG/Salustro Reydel en 2004, puis Deloitte/BDO Marque et Gendrot en 2006 et enfin Deloitte/Constantin en 2008. Ces opérations ont transformé cette industrie en un oligopole de quatre acteurs principaux, les « Big Four » (Ernst & Young, PriceWaterhouseCoopers, Deloitte et KPMG), concurrencés par une frange d’entreprises de taille moindre, dont le nombre a diminué pour ne laisser que Mazars, Grant Thornton, et des sociétés d’audit plus petites. Bien qu’autorisées par les autorités de la concurrence compétentes, ces opérations ont soulevé des interrogations sur le fonctionnement concurrentiel de ce secteur, en particulier en ce qui concerne l’évaluation des risques de dominance collective. Dans leur évaluation des concentrations horizontales, les autorités de la concurrence doivent en particulier répondre à deux questions :

  • Les opérations de rapprochement permettent-elles à des entreprises qui ne se coordonnaient pas d’être susceptibles de le faire postérieurement à la concentration ?
  • Y a-t-il plus d’incitations et de facilités pour des entreprises coordonnant déjà leur comportement à pérenniser la collusion ?

La collusion à laquelle il est fait référence ici est tacite, c’est-à-dire qu’a priori chaque entreprise se comporte de manière indépendante, tout en ne déviant pas d’une ligne d’action commune.

 

Pour appréhender ces risques, les autorités de concurrence en Europe et en France se réfèrent à la jurisprudence des juridictions communautaires. Dans l’arrêt Airtours c/Commission du 6 juin 2002, le Tribunal de Première Instance des Communautés Européennes considère que trois conditions cumulatives doivent être vérifiées pour établir qu’une concentration conduise à une situation de dominance collective :

  1. Le degré de transparence du marché doit être suffisamment élevé pour que les entreprises dominantes puissent l’utiliser pour mesurer l’agressivité commerciale de leurs concurrents.
  2. Les entreprises dominantes doivent être capables d’exercer des représailles commerciales et punir celles qui seraient plus agressives que ce que demanderait le respect d’un pacte tacite de non-agression sur le marché.
  3. Aucun concurrent, nouvel entrant ou client, ne doit pouvoir remettre en question l’équilibre collusif.

 

L’évaluation des risques de dominance collective dans l’industrie de l’audit présente un intérêt majeur car ces opérations de concentration pourraient affecter la transparence et l’indépendance des auditeurs, et au-delà, la qualité du service rendu à l’économie. En effet, dans le cadre d’un oligopole, les pratiques coordonnées se traduisent par une augmentation des marges obtenue par accroissement des prix ou par une diminution de la qualité. Si elles survenaient, les pratiques coordonnées dans l’industrie de l’audit pourraient viser à stabiliser les parts de marchés, à fidéliser les clients, ou à ériger des barrières à l’entrée des acteurs de la frange concurrentielle, en amenant par exemple l’oligopole à être plus indulgent quant aux opinions émises sur les comptes des entreprises auditées que ce qu’il serait économiquement et/ou socialement souhaitable, la présence d’effets d’externalité sur l’ensemble des acteurs des marchés financiers aggravant l’impact économique de ce décalage.

 

L’application au marché de l’audit demande d’évaluer l’impact économique des obligations réglementaires

Tout d’abord le marché lui-même est complexe à délimiter : missions d’audit, d’expertise-comptable ou de conseil, réalisables pour autant qu’elles ne remettent pas en cause le principe d’indépendance posé par l’article L.822-11-II du Code de commerce, sont autant d’occasion de contacts entre acteurs et donc d’exercer des représailles en cas de déviation d’une ligne d’action commune. La collusion tacite est facilitée par un tel mécanisme de contact multimarché. Le degré de différentiation verticale entre sociétés d’audit est lui-même élevé : les missions d’audit légal ne sont pas des produits homogènes, et en particulier elles diffèrent selon que la société cliente fait appel à l’épargne publique ou non, selon sa capitalisation boursière, ou son degré d’internationalisation par exemple. Le degré de substitution entre l’offre d’audit proposée par les « Big Four » et celle proposée par les cabinets dits alternatifs semble faible, en tout cas à la vue des statistiques sur la pénétration de cabinets alternatifs sur le marché du SBF 120, pour les années 2004 à 2009. Ainsi quasiment la moitié des entreprises du SBF 120 sont auditées par un collège composé de deux « Big Four », et 90% des honoraires d’audit ont été versés à ces mêmes « Big Four » en moyenne de 2004 à 2009 selon nos données, indépendamment de la composition des collèges d’auditeurs.

 

Les obligations légales de publication des sociétés clientes (noms, honoraires et date de renouvellement des mandats de CAC conformément à l’article 22-3 du règlement de l’Autorité des Marchés Financiers), le système du double commissariat, et les contrôles internes des instances de la profession, permettent certainement à n’importe quel cabinet d’audit de connaître les honoraires pratiqués par un concurrent sur la mission qu’il partage ou non avec lui, avec un délai variable n’excédant pas la date de publication des documents de référence. Ceci tend à assurer la transparence tarifaire du secteur. L’examen de ces documents pour les sociétés cotées du SBF 120 permet ainsi de reconstituer rapidement les séries d’honoraires depuis 2004, et un auditeur pourrait rapidement estimer les coûts qu’il subirait pour auditer une société cotée, et être en mesure de faire une offre directement en concurrence avec celles des commissaires titulaires du mandat. De même les caractéristiques des sociétés cotées étant connues au moment de l’appel d’offres, les caractéristiques des différents cabinets d’audit et leur structure de coût, composée principalement du coût de main-d’œuvre qualifiée, étant aussi connue, les auditeurs qui n’obtiennent pas un mandat sont tout à fait en mesure de déduire le niveau d’agressivité de leurs concurrents à partir de leur propre offre ou à partir de contacts avec le client. Ainsi un auditeur pourrait savoir si son concurrent a ou non respecté une éventuelle ligne d’action commune.

 

La fréquence et l’observabilité des interactions commerciales semblent assurer l’existence de mécanismes de représailles en cas de déviation de la ligne directrice commune, sans préjuger bien sûr de leur utilisation : la durée légale des mandats limitée à 6 ans, le fractionnement des missions d’audit et l’obligation de double commissariat qui s’applique à la majeure partie des sociétés cotées du SBF 120, couplée à la transparence décrite précédemment, sont autant d’éléments qui augmentent les interactions entre auditeurs concurrents. Une conclusion trop rapide pourrait conduire à penser que cette fréquence d’interactions accroît les occasions de se livrer concurrence et réduit les marges. Il n’en est rien : de manière générale, la nature répétitive des interactions facilite au contraire la collusion tacite en donnant plus fréquemment aux concurrents l’occasion de punir les déviations observées, même avec retard, de la ligne d’action commune. La perspective d’une guerre de prix future limite les incitations présentes à baisser ses marges et livrer une concurrence féroce. De plus les règles relatives aux incompatibilités de mandats empêchent les commissaires aux comptes titulaires d’enchérir pour fournir les missions d’audit contractuel (en vertu de l’indépendance de l’auditeur), ou empêchent les auditeurs contractuels de répondre aux appels d’offres pour la fourniture de missions d’audit légal (en raison du délai de viduité). Elles limitent donc le nombre d’auditeurs en concurrence sur chaque type de mission, un facteur facilitant la collusion tacite. De même, la prévisibilité des montants d’honoraires et des dates de renouvellement de mandats diminue l’incertitude stratégique par rapport à une situation dans laquelle les mandats pourraient être renouvelables n’importe quand. Le « monitoring » des concurrents n’en serait que simplifié pour des entreprises mettant en œuvre une ligne commune, facilitant à nouveau la collusion tacite.

 

Enfin pour que la coordination soit efficace, elle ne doit pas être perturbée par les autres acteurs du marché. La coordination hypothétique pourrait en effet être remise en cause par des concurrents actuels (francs-tireurs), potentiels, ou encore par des clients bénéficiant d’une puissance d’achat compensatrice. S’agissant du marché de l’audit légal, il apparaît toutefois qu’aucune de ces contraintes n’existe à suffisance pour mettre en échec une éventuelle coordination tacite des entreprises dominant le marché. Aucun cabinet dit alternatif n’a été en mesure de prendre des parts de marché aux « Big Four » en composant par exemple un collège d’auditeur en compagnie d’un cabinet alternatif ou d’un petit cabinet : seules deux compagnies du SBF 120 sont auditées par un collège composé d’un cabinet alternatif et d’un petit cabinet de 2005 à 2009, et aucune par un collège composé de deux cabinets alternatifs. De même si sur le marché de l’audit, les clients semblent avoir un pouvoir de marché exerçable par exemple lors du renouvellement des mandats, le nombre d’offreurs est très inférieur au nombre de demandeurs, et l’existence de barrières à l’entrée significatives présage de peu de changements dans la structure de l’offre.

 

Notre analyse fournit des indices très forts indiquant que les critères Airtours ont des chances d’être vérifiés dans l’industrie de l’audit en France. Au moment où les autorités européennes de la concurrence mais aussi les autorités anglaises s’interrogent sur le fonctionnement concurrentiel de ce secteur, il est temps pour les différents acteurs d’examiner les règles en vigueur et éventuellement de les améliorer ou d’en proposer de nouvelles, en intégrant dans leur analyse les nouvelles incitations économiques engendrées et leurs impacts sur la performance globale.