Prêter aux ménages à bas revenus pour des projets d’entreprise est difficile pour au moins trois raisons :

  • Le « pauvre » n’a pas ou peu de patrimoine et donc de sûreté réelle à proposer à son prêteur,
  • Il n’a pas d’expérience de crédit, ce qui fait que le prêteur n’a qu’une information très médiocre, et coûteuse à collecter, sur sa solvabilité,
  • Les coûts de montage et de surveillance d’un dossier de prêt sont largement des coûts fixes, qui s’amortissent mal sur un prêt de faible montant.

Le fait que le projet d’investissement soit plus risqué venant d’un pauvre (ce qui est avéré, s’agissant le plus souvent de prêts pour la création d’une autoentreprise plutôt que pour le développement d’une entreprise existante) n’est pas en soi un facteur limitatif, contrairement à l’intuition. Un mauvais crédit, comme le savent bien ou devraient le savoir les banquiers, n’est pas forcément un crédit risqué, tant que le banquier arrive à mutualiser ce risque et le rémunérer par le bon taux d’intérêt. Un mauvais crédit, c’est un crédit mal sélectionné et mal surveillé. On  ne fait donc ici que reformuler la raison invoquée plus haut, à savoir un coût d’analyse et de surveillance élevé par rapport à la taille du prêt, quand on veut y mettre la bonne dose de risque et de surveillance1. Mais cela ajoute une difficulté : le taux d’intérêt qui rémunère correctement le risque est parfois très élevé et se heurte aux plafonds posés par les lois qui répriment l’usure ou aux sentiments de l’opinion publique, et donc des bailleurs de fonds de cette activité.

Autant de facteurs qui risquent de priver la partie la plus pauvre de la population de l’accès au crédit d’investissement. Y a-t-il un moyen de déverrouiller ce « marché » pour les plus pauvres ? Après tout, le mutualisme bancaire a été au XIXe siècle un modèle gagnant pour déverrouiller le marché du crédit des PME, que négligeaient les grandes banques commerciales d’alors. Et il a bénéficié d’aides publiques (fiscales) abondantes. Peut-on réitérer ce succès, pour une clientèle jugée à ce jour inaccessible à la notion de crédit ?

Les premiers succès en France d’organismes de microcrédit sont à saluer. Particulièrement celui de l’ADIE, fondée par Maria Nowak, qui occupe à ce jour 90 % du marché. Voir son rapport annuel 2010, modèle du genre en matière de transparence. Voir aussi le billet publié le 25 juin 2010 dans ce Blog par son directeur financier : « Le microcrédit a sa place en France ». L’ADIE a prêté en 2010 à près de 12 000 personnes, la plupart du temps des autoentrepreneurs, pour un montant moyen de financement de 3 500 euros et sur une durée moyenne de 18 mois. Les entreprises ainsi créées ne se révèlent pas moins pérennes que d’autres (les deux tiers survivent encore au-delà de deux ans) et elles créent des emplois : pour 3 microcrédits, on compte 4 emplois, c’est-à-dire un emploi net en sus de l’emploi des autoentrepreneurs.

Il y a cependant une double interrogation :

  • L’activité reste confidentielle au regard de ce qu’on suppose être les besoins : l’encours de crédit est inférieur à 50 M€, quand le crédit à l’investissement en Fragence approche les 350 Md€. L’excellent rapport que l’Inspection des finances a fait sur le microcrédit en décembre 2009 chiffre le potentiel à 100 000 personnes, soit près de 8 fois plus que les gens touchés par le microcrédit aujourd’hui. Et on ne parle ici que des emprunteurs en dessous de 10 K€, seuil maximal qu’autorise la législation bancaire française sauf à se placer sous le statut de banque. Il est évident que le rationnement du crédit touche aussi la catégorie d’emprunteurs qui souhaite s’endetter pour des montants plus élevés.
  • Si l’on devine que l’aide publique est nécessaire, on est surpris par le faible degré d’autonomie de l’activité. L’équation est simple : 50 M€ rémunérés à 9,75 % (taux maximum retenu par l’ADIE pour ses crédits), cela fait environ 5 M€, et 4 M€ après paiement des intérêts débiteurs. Les coûts d’exploitation sont d’environ 30 M€, ce qui donne un coefficient d’exploitation, pour parler comme un banquier, de 30/4 = 750 %, soit dix fois plus que celui des banques commerciales les moins performantes en France. L’équilibre financier est assuré par des dotations publiques (25 M€), par un financement bancaire à des conditions préférentielles et par une prise en charge du risque de défaut par les autorités publiques et par les banques, l’ADIE n’en gardant qu’environ 10 %. En plus, l’ADIE bénéficie du support d’un efficace réseau de plus de 1 700 bénévoles, non comptabilisé dans les coûts mais que l’ADIE évalue à 17,5 M€ par an.

Il n’est pas choquant que le modèle économique du microcrédit soit essentiellement philanthropique. À vrai dire, le microcrédit peut prétendre en être la forme la plus intelligente, puisqu’en forçant la personne aidée à payer un taux d’intérêt, il sélectionne les gens ayant le goût et souvent la qualité d’entreprendre, ce qui est un bénéfice pour la collectivité et une source de fierté pour la personne qui se sort par le haut de la pauvreté. De plus, à être trop « commercial », le microcrédit se priverait de l’énergie qu’il mobilise auprès de ses bénévoles. A ce titre, les membres de la DFCG trouveraient un vrai intérêt personnel à ce type de bénévolat : les directeurs financiers ont une vision large des embûches liées aux projets d’entreprise.

Mais quel contraste avec le microcrédit dans les pays émergents ! La très célèbre Grameen Bank, fondée en 1983 par Muhammad Yunus, est une société commerciale, cotée en Bourse. Compartamos, au Mexique, également. C’est la preuve, pour les pays émergents, de la viabilité de ce modèle d’affaires et ceci en dépit de la concurrence beaucoup plus forte que dans les pays développés de la finance informelle, celle des usuriers ou du crédit basé sur la confiance interfamiliale ou interethnique, sur le modèle courant des tontines africaines. Et les encours en cause sont considérablement plus élevés : on parle de 60 Md$ dans les pays concernés. Sur ce sujet, on lira la remarquable introduction qu’en fait Esther Duflo dans son récent livre sur la pauvreté2.

Qu’est-ce qui bloque donc le passage d’une activité aujourd’hui anecdotique à quelque chose ayant un impact économique plus grand et vivant moins de subsides publics ?

Pour faire court, il y a des obstacles qui tiennent à nos sociétés développées : une population mieux bancarisée, un accès plus difficile aux métiers d’artisan en raison du très choquant corporatisme ambiant (voir la dénonciation qu’en font le rapport Attali de 2007 ou Maria Nowak dans un article retentissant des Échos le 16 avril 2011 : « Quand trop de qualification tue l’emploi » ; un certain malthusianisme bancaire qui, sous prétexte prudentiel, exagère la protection des emprunteurs et limite la compétition bancaire ; une concurrence plus grande de l’aide sociale directe, qui dissuade le pauvre de s’engager dans la voie moins commode du microcrédit. Ponctuellement, la crise économique de 2009-10 n’a certainement pas aidé à stimuler l’esprit d’entreprise et rappelle s’il le fallait qu’on sort plus aisément de la pauvreté par un emploi régulier que par l’auto-emploi financé à crédit.

Mais, de façon très respectueuse, on se permet quelques questions de Candide sur le modèle économique lui-même :

1- Le réglage coût du risque / coût des dossiers est-il le bon ? L’ADIE indique dans son rapport un taux de casse de 2,4 % sur ses prêts (après récupération). Le chiffre est probablement sous-estimé si on prend en compte le déroulement complet de chaque génération de prêts. Mais même si on double ce chiffre, il reste plutôt bon pour une telle catégorie de clientèle. Et en même temps, l’ADIE indique un coût de gestion du dossier de 1 600 € pour un crédit de 3 000 €, ce qui paraît être de la dentelle fine. N’y a-t-il pas un compromis à trouver, acceptant une casse plus forte pour un coût de gestion proportionnellement moindre ? On ne recommande pas bien sûr d’aller jusqu’aux extrêmes : d’un côté les subprimes (une forme dénaturée de microcrédit, voir note de la page 1) ; de l’autre le simple don, à savoir donner directement les 1 600 € par loterie ou examen sommaire du dossier plutôt qu’un prêt à partir d’un dossier sophistiqué.

2- Sachant que le coût de sélection et de surveillance de l’emprunteur est immense, est-il justifié d’adopter un modèle où le crédit est réservé au primo-emprunteur, laissant en cas de succès l’emprunteur filer vers le secteur bancaire traditionnel ou bien vers des formules de prêts réservés à des tailles plus importantes de crédit. Dans toutes les entreprises, la règle est : « Garder les bons clients ! », ce qui, dans le cas du microcrédit, permettrait de réduire sensiblement le coût de gestion du dossier et augmenterait la productivité du réseau de distribution. C’est le cas dans les modèles cités des pays émergents. Évidemment, le modèle économique changerait : il faudrait que l’ADIE puisse financer au-delà de sa limite réglementaire de 10 K€, et au-delà de sa cible des titulaires des minima sociaux. Ce qui pourrait « antagoniser » les banques commerciales traditionnelles, ce qu’elle se garde de faire3.

3- Dans le même esprit de productivité, il semble logique de mieux distinguer dans le coût de gestion ce qui relève d’un métier bancaire (sélection et suivi des emprunteurs, recouvrement des créances impayées) et ce qui est l’accompagnement et le soutien du client. Ces derniers coûts ont probablement un impact faible sur le taux de casse. Seuls les coûts « classiques » doivent être réduits ; les autres, qui dépendent davantage du  bénévolat, doivent être dispensés au gré des bénévoles associés au projet. Une plus forte distinction aiderait aussi le recouvrement des créances impayées, qui souffre peut-être d’un esprit trop « compassionnel ».

4-  Faut-il limiter le taux du crédit à 10 % ? Il faut évidemment fuir le risque d’être stigmatisé comme usurier, celui qui gagne de l’argent sur le dos des pauvres, ce qui ternirait son modèle auprès des bailleurs de fonds. Mais on en est loin. Financièrement, le taux de rendement d’un crédit qui met à une personne le pied à l’étrier et lui permet de créer quelque chose à partir de rien est immense. Il n’est pas anormal que le prêteur en ait sa part. Le retour d’expérience de l’ADIE montre que l’emprunteur ne trouve nullement que ce 10% soit prohibitif. Les banques commerciales imposent en France des taux ou des frais en cas de découvert bien au-delà de ce 10 %, et qui frappent d’ailleurs leurs clients les plus pauvres. Grameen Bank prête entre 20 et 30 % l’an. Compartamos va jusqu’à 80 % l’an, ce qui reste bien en dessous de ce qu’un emprunteur de ces pays accepte de payer quand il va voir l’usurier.

L’idéal serait un support financier différent pour le prêt, tel un financement en fonds propres ou un prêt participatif. Mais on se heurte alors à l’obstacle du coût juridique de mise en place d’une formule étanche de financement avec partage proportionnel des risques et profits, témoin les difficultés du seed capital en Europe. De plus, le prêt sec, obligeant à rembourser une somme fixe chaque mois, joue un rôle de couperet qui est probablement le meilleur aiguillon pour la performance de l’emprunteur pauvre. Donc, il faut accepter des taux d’intérêt plus élevés.

À défaut, ne peut-on imaginer des formules de prêts où l’intérêt est « caché », comme par exemple prêter 100, mais ne libérer que 90% du principal. Ou bien, une formule participative du genre : si vous arrivez au terme de notre prêt à vous refinancer auprès du secteur bancaire (signe évident de succès), vous nous devez un certain bonus forfaitaire.

D’où  peut-être une idée, qui serait une variante de ce prêt participatif. Les banques seraient enjointes à augmenter substantiellement leur aide philanthropique. Elles le feraient en payant le dit bonus, c’est-à-dire en payant l’organisme de microcrédit pour tout client apporté par ce système et passé par la case microcrédit. Cela alignerait davantage les intérêts de chacun.

5- Mieux user de la solidarité entre emprunteurs. À l’origine, Grameen Bank innovait en prêtant à un groupe de 5 femmes, chacune d’elles solidaire des emprunts des autres, ce qui exerçait une discipline de groupe, réduisant le coût de surveillance à la charge du prêteur. Un tel mécanisme est bien sûr inenvisageable dans nos sociétés individualistes pour les prêts aux particuliers (les sociétés de caution mutuelle exercent plutôt pour le secteur des sociétés). Esther Duflo relève d’ailleurs son côté négatif, le groupe pouvant réprimer exagérément (davantage que le prêteur !) les projets à risque de ses membres. Grameen Bank est en train d’abandonner cette formule, mais pour conserver une alternative intéressante : des réunions mensuelles obligatoires du groupe d’emprunteurs, qui créent émulation et partage d’expérience, l’objectif restant toujours de réduire les coûts de surveillance. Le fait-on en France ? Peut-être une sorte de mutualisme à rebours est envisageable, les emprunteurs qui ont réussi pouvant s’engager à participer au capital de leur prêteur ou à parrainer d’autres emprunteurs ?

6-  Mieux se reposer sur le secteur du prêt sur gage (les Crédits municipaux ou Monts-de-Piété), qui rend un service très complémentaire.

7- Enfin, regarder l’autre côté du bilan des organismes de microcrédit, en améliorant le financement caritatif des particuliers (dont on sait qu’il est aidé par une fiscalité énormément avantageuse, voir à ce sujet le billet du 7 janvier 2011 dans ce Blog : « L’État doit-il tant aider la charité privée ? »). Beaucoup de gens aiment l’idée d’aider à entreprendre plutôt que d’aider sans faire entreprendre. En tout état de cause, le gage de viabilité à long terme du système réside en un financement public moindre et une montée de la part du financement philanthropique, soit des particuliers, soit des banques, et, pour revenir aux points précédents, d’une autonomie de financement plus grande.

 

Tout cela nécessite des tâtonnements. L’apparition d’autres organismes de microcrédit, stimulant la concurrence, aiderait le processus et élargirait le marché. Il faut saluer les efforts faits pour ficeler le bon ensemble d’incitations qui installera durablement le marché du crédit aux pauvres en France. Il a très certainement une place en France.

 

1. Les subprimes américains de sinistre mémoire ne sont à condamner qu’en raison du déplorable système d’incitations qui les accompagnait et qui pourrissait chaque maillon de la chaîne de prêts.
2. Duflo, Esther, 2010, « La politique de l’autonomie – Lutter contre la pauvreté », La République des Idées, Seuil, tome II, et notamment le chapitre 1 « La microfinance en question ».
3. Notez que les grandes banques sont pleines d’une attention touchante pour le microcrédit. Les mauvais esprits ne peuvent s’empêcher de les soupçonner de s’acheter à bas prix un bénéfice de communication pour ceux qui viendraient leur reprocher de trop souvent maltraiter leurs clients démunis. Il ne serait pas illégitime de les faire financer davantage le microcrédit à but philanthropique. Voir au point 4 une idée allant dans ce sens.