Vox-Fi a fait paraître le 10 avril une revue critique, sous la signature de F. Meunier, du livre récemment paru de Jean-Marc Paturle (« « Le libéralisme raconté pour que nos enfants vivent libres » (éditions Roguet, 2013). L’auteur répond ici aux critiques faites.

 

« Cher ami social-démocrate,

 

Tout d’abord, un grand merci d’avoir bien voulu lire mon livre avec autant d’attention. Merci encore pour vos propos si aimables concernant la forme et merci enfin d’encourager vos lecteurs à le lire. C’est pour moi une grande satisfaction. Sur le fond, j’ai également été très sensible à ce que vous, qui vous qualifiez social-démocrate, assuriez avoir été (presque) convaincu par « mon » libéralisme. Cela montre que ce que vous appelez affectueusement  nos « deux branches cousines » sont réunies par un solide tronc commun, notamment la reconnaissance de l’individu comme personne autonome et libre. C’est très réconfortant.

 

Restent bien sûr des différences. En particulier, vous voyez deux contradictions dans la description que je fais du libéralisme. Permettez-moi donc de m’appuyer sur vos remarques pour approfondir le débat.

 

Ordre spontané/ Ordre artificiel

 

La première de ces contradictions viendrait de la distinction entre « ordre spontané » et « ordre artificiel ». Vous observez qu’il n’y a pas de limites étanches entre ces deux ordres. Je vous le concède volontiers. Cependant je ne vois pas là matière à atténuer la fécondité de cette notion proposée par Hayek. La preuve en est que vous-même la développez d’une façon tout à fait enrichissante.

 

En revanche, il me semble que ce qui nous sépare touche plutôt à la prééminence que tel ordre doit avoir sur l’autre. Pour nous libéraux, il est clair que, sous réserve de respecter les 3 principes de base que vous rappelez (respect de la personne humaine, de sa propriété et des contrats passés), la liberté doit primer. Pour reprendre une métaphore proposée par Philippe Nemo (philosophe et traducteur de Hayek), la société doit être pensée « comme un ensemble d’îlots d’ordre artificiel au sein d’un océan d’ordre spontané ». A l’inverse, vous, sociaux-démocrates, estimez que c’est le politique, émanation de la majorité démocratique, qui doit primer. J’ai l’impression que vous renverseriez volontiers l’image  pour souhaiter « des lacs d’ordre spontané dans un continent d’ordre artificiel » !

 

Malheureusement, l’histoire du XXe siècle a montré que nos démocraties conduisaient invariablement à, comme vous dites, déplacer systématiquement le curseur vers plus d’État, tant du point de vue de ses prélèvements financiers que de ses règlements. Les « lacs d’ordre spontané » s’assèchent ainsi inexorablement menant à une société, sinon totalitaire, j’en conviens, en tous cas de plus en plus contraignante. La faute en est à ce que Pascal Salin appelle la « démocratie absolue », par référence évidente à la monarchie absolue dans laquelle a sombré l’ancien régime. Cette évolution vers toujours plus d’État n’est pas soutenable à terme. Nous commençons collectivement à nous en apercevoir, même en France où l’État bénéficie pourtant d’un mythe protecteur, impartial et bienveillant.

J’en profite pour évoquer une autre métaphore, à mon avis totalement trompeuse mais qui actuellement fait florès : celle du navire. Nous serions tous sur un même bateau et devrions tous œuvrer dans le même sens pour l’empêcher de couler. Non ! Nous ne sommes pas dans un bateau, nous n’avons pas embarqué dans un même port et notre président n’est pas ce commandant qui serait chargé de nous conduire sains et saufs au même port de destination. Tout au contraire ! Nous sommes des êtres libres et responsables, chacun avec sa propre vision, ses propres désirs et ses propres objectifs. Ces objectifs sont généralement différents, et parfois même opposés. C’est la raison pour laquelle, pour « vivre ensemble », il nous faut absolument respecter les 3 règles de base du libéralisme (personne humaine, propriété et contrats passés). L’histoire a montré qu’il était non seulement inutile, mais surtout néfaste, d’en rajouter.

 

Défaillances du marché ?

 

Vous acceptez l’idée qu’il puisse y avoir des défaillances de l’État. C’est en effet bien le moins. Par contre, vous les mettez en balance avec de soi-disant défaillances du marché. Personnellement, je ne pense qu’on puisse parler de défaillances du marché. Pourquoi ?

 

D’abord, en appelant « marché » tout ce qui n’est pas « État», vous donnez l’impression que l’ « ordre spontané » se réduit au seul « marché ». Or, les actions des hommes ne ressortissent pas toutes au « marché », loin de là et heureusement. Lorsque je contemple un beau coucher de soleil, lorsque je joue avec mes petits-enfants ou lorsque j’anime mon association africaine, je ne participe évidemment d’aucun marché. Et pourtant ma satisfaction s’accroît, comme celle de ceux avec lesquels je suis en  relation, du moins je l’espère, sans que cette richesse immatérielle ainsi créée ne puisse être comptabilisée dans un quelconque PIB.

 

Ensuite, pour qu’il y ait « défaillance du marché », il faudrait que ce « marché » se soit donné un objectif. Or, de deux choses l’une : ou bien ce marché dont vous parlez est vraiment un ordre spontané et, dans ce cas, n’ayant pas d’objectif exprimé, il ne peut y avoir d’écart avec le résultat constaté, et donc aucune défaillance ; ou bien ce marché est, comme vous le suggérez, plus ou moins piloté par l’État et, dans ce cas, la défaillance est à rechercher du côté de l’État.

 

Enfin, vous affirmez que les « exemples abondent où à l’évidence le marché ne sait pas remplir son rôle : pollution, pauvreté, exploitation des salariés, abus de position dominante… ». Passons sur cette idée que le marché aurait un rôle assigné. Qui donc le lui aurait assigné ?

 

– S’agissant de votre premier exemple, Pascal Salin a brillamment montré que les problèmes de pollution proviennent essentiellement de la propriété de ces biens pollués : soit ils appartiennent à l’État (et l’État a montré là aussi ses défaillances…), soit leur propriété est mal définie, soit, pire, ils n’appartiennent à personne. Lorsque les propriétaires sont clairement identifiables et responsables, on peut leur faire confiance pour entretenir leurs biens en « bon père de famille » et les protéger de toute pollution intempestive. Quand je rentre dans une maison qui appartient à quelqu’un, je la trouve en général impeccable. Les problèmes surviennent plutôt quand je sors dans la rue !

 

– Sur la pauvreté, mon expérience africaine me montre régulièrement que les dizaines de milliards de dollars déversés annuellement sur eux depuis 60 ans par les États occidentaux n’ont fait que les appauvrir un peu plus. Si près d’un milliard d’êtres humains sont sortis de la pauvreté ces 20 dernières années, il me semble qu’ils ne le doivent pas à cette assistance funeste, mais bien plus à la liberté qui leur a enfin été laissée.

– Quant à l’exploitation des salariés, là non plus je ne peux vous rejoindre. Un contrat librement négocié entre deux personnes responsables ne peut être néfaste ni à l’une ni à  l’autre. Le libéralisme n’interdit bien sûr ni aux uns ni aux autres de se concerter pour mieux défendre leurs intérêts. Par contre, n’y mêlez surtout pas l’État ! Cela ne pourra que les infantiliser et aboutir à un code du travail qui, je crois, dépasse aujourd’hui le kilo pour un chômage supérieur  à 10%.

– Enfin, les abus de position dominante ne peuvent tout simplement pas exister dans une société libre, en tous cas pas de façon pérenne. Les monopoles sont le plus souvent créés par les États. Dans une société libre, si d’aventure un monopole se constituait et en profitait pour augmenter ses prix, aussitôt un ou plusieurs concurrents s’introduiraient soit avec des produits moins chers ou de meilleure qualité, soit avec des produits de substitution, soit avec tout autre moyen, pour autant bien sûr que la liberté d’entreprendre soit pleinement assurée.

 

Depuis près de 300 ans, depuis que le libéralisme a éclos en Angleterre au XVIIIe siècle, l’innovation a permis une amélioration phénoménale des conditions de vie des hommes. Mais les innovateurs ne marchent pas à la baguette. Ils ne peuvent s’épanouir dans un environnement de contraintes, de règlements et de spoliation du fruit de leur travail. Ils ont besoin de liberté. Faisons donc pleinement confiance à nos bientôt 7 milliards de frères humains plutôt qu’à cette poignée d’hommes politiques seulement obnubilés par le court terme de leur réélection, même assistés de ces experts de tous genres, notamment macro-économistes, qui croient connaître le fonctionnement de leur prétendue « machine sociale » tout en se trompant invariablement dans chacune de leurs prévisions.

 

Du dirigisme vers le libéralisme

La seconde contradiction que vous voyez dans mon propos concerne le passage du dirigisme au libéralisme. Je suis d’accord avec vous pour convenir qu’il s’agit d’un gros problème. En revanche, je n’y vois pas une contradiction du libéralisme, mais bien plutôt un problème posé au seul dirigisme.

Car enfin ! Si le problème se pose, c’est parce que le dirigisme est inéluctablement voué à l’échec. Tôt ou tard, il doit se réformer et ce changement se fait toujours dans la douleur : voyez les anciens pays communistes, voyez la Grèce et imaginez les problèmes qui se poseront demain à la France. Ce n’est certes pas là la faute du libéralisme !

Par ailleurs, vous relevez avec raison que les 3 idées que je cite rapidement dans mon livre (allocation minimum, coupon éducation ou santé) constituent une entorse évidente aux principes de base du libéralisme. J’en conviens tout à fait. Mais sans doute me suis-je très mal exprimé ? En effet, dans l’esprit des libéraux qui les ont formulées (en l’occurrence Hayek et David Friedman, le fils de Milton), il ne s’agit que de propositions de nature à faciliter la transition. Ces systèmes « bureaucratiques », comme vous dites justement, n’auraient plus lieu d’être et deviendraient caduques dès lors qu’un vrai libéralisme règnerait.

 

Quant à soupçonner les libéraux de vouloir substituer par la contrainte le « mécanisme du marché » au « mécanisme d’État », il me semble que c’est leur faire injure. Vouloir instaurer le libéralisme par la force, comme Georges Bush voulait le faire au Moyen-Orient avec la démocratie, constitue en effet une contradiction fondamentale qui ne peut mener qu’à la pire des déconvenues. Non ! Le libéralisme, s’il survient un jour dans un pays, ne pourra le faire que soutenu par un très large consensus de citoyens particulièrement matures. Gageons que nos compatriotes ne devraient pas faire partie des premiers convertis…

 

Morale et politique

 

Vous dites que je suis « fasciné » par le fait que le libéralisme n’a pas besoin de vertu. Il est vrai que le libéralisme considère l’homme tel qu’il est, avec ses qualités et ses défauts. Cependant, cela ne veut pas dire que le libéralisme refuserait la vertu ou, pire, irait même jusqu’à favoriser les pires penchants de l’homme : son égoïsme, son matérialisme et sa volonté de puissance. Ce n’est certes pas le procès que vous faites. Par contre, c’est bien celui qu’on lit malheureusement à longueur des colonnes de nos journaux, tant de gauche que de droite, tellement sur ce point la gauche a réussi à imposer son « arrogance morale » à la droite qui la suit piteusement.

Pourtant, André Comte-Sponville a lumineusement montré que morale et politique ne faisaient pas bon ménage car elles répondaient à deux ordres différents qu’il convenait de ne surtout pas mélanger.

 

La morale doit rester une affaire personnelle. Quelle belle générosité, celle qui consiste à donner aux uns ce qu’on prend aux autres (tout en se servant au passage) ! A l’inverse, lorsque Bill Gates met l’essentiel de sa fortune au service des plus démunis, il s’agit d’une richesse qu’il a lui-même créée, et non volée aux autres. Voilà une vraie générosité !

 

Un monde plus juste ou un monde meilleur ?

Pour terminer, j’ai noté que vous n’aviez pas relevé mon chapitre, largement tiré des réflexions de Hayek, sur « l’impossible quête de justice sociale ». Pourtant, si vous souhaitez un livre qui aurait pour titre : « La social-démocratie racontée pour que nos enfants vivent dans un monde plus juste », encore faut-il que cette « justice sociale » existe et ne soit pas qu’une formule répétée à l’envi par des hommes politiques épuisés, ne cherchant qu’à masquer le vide absolu de leur pensée.

 

Hayek a clairement montré que cette expression de « justice sociale » n’avait aucun sens. Pour qu’une société soit juste (ou injuste), il faudrait que quelqu’un en soit responsable ce qui ne peut être le cas d’un ordre spontané. On peut trouver notre société bonne (ou mauvaise) mais en aucun cas on peut la qualifier de juste (ou injuste).

 

Du coup, les prélèvements financiers insensés faits au seul nom de cette « justice sociale » illusoire apparaissent pour ce qu’ils sont : un simple racket opéré par les hommes de l’État au profit de ceux qui crient le plus fort. Les belles vertus dont se parent nos hommes politiques s’évanouissent d’elles-mêmes ; ne restent plus que les vices sur lesquels ils fondent leur commerce : l’envie, la jalousie et le vol.

Dès lors, ne pourrions-nous pas nous retrouver sur un souhait commun qui serait celui que « nos enfants vivent dans un monde meilleur » ? Resterait bien sûr ensuite à définir les critères de cette amélioration. Mais ceci ferait l’objet d’un autre débat… »