L’année 2021 a été marquée en Europe par une volonté collective de mesurer et de réduire les impacts sociaux et environnementaux des activités productives et marchandes. Les investissements des entreprises en faveur de la décarbonisation de l’air, du traitement de l’eau et des sols, ainsi que de la biodiversité, ont marqué une forte progression et les fonds d’Investissement Socialement Responsables (ISR) ont atteint plus de 20 % de l’ensemble des actifs financiers européens. Le règlement sur le reporting financier durable (Sustainable Finance Directive Regulation) impose désormais aux grandes entreprises européennes de préciser la nature de leurs investissements durables, afin de mieux orienter l’épargne publique vers les ISR, Le Ministère français de l’Economie impose la notion « d’investissement à impact » (impact investing), qui répond aux ODD (Objectifs du Développement Durable) fixés en 1995 et aux dispositions de la loi Pacte de 2019. L’investissement à impact est un sous-ensemble de l’Investissement Socialement Responsable (ISR) ; il recouvre les dépenses publiques et privées recherchant à la fois la rentabilité économique d’un projet ou d’une entreprise et la mesure de ses effets positifs et négatifs sur la société et sur l’environnement.

En application de la « directive RSE » (2014), l’EFRAG (European Financial Reporting Advisor Group) encourage la mise en œuvre d’une nouvelle procédure de reporting extra-financier par les grandes entreprises européennes. Il énonce des principes visant à rendre les informations extra-financières à la fois plus « adaptées, soutenables, comparables, fiables, compréhensibles et vérifiables ». Dans le même temps, afin de relancer les évaluations socio-économiques des investissements, le gouvernement français a créé une commission d’étude chargée de proposer des standards et une méthodologie permettant de « mesurer les impacts des projets socialement responsables ». Il a parallèlement lancé les contrats à impacts « Économie circulaire », « Égalité des chances économiques », « Innover pour accéder à l’emploi ».

Ces nouvelles dispositions interviennent après un demi-siècle (depuis l’accord de Rio en 1972) de directives et de recommandations, de référentiels et de règlements en faveur du Développement durable (DD) et de la Responsabilité Sociale et Environnementale (RSE). Elles visent à mieux mesurer, par des indicateurs fiables et adaptés, les valeurs des impacts positifs et négatifs des projets et des opérations des entreprises. L’application de ces nouveaux cadres réglementaires et normatifs vient modifier les modèles d’entreprises socialement responsables et les méthodes de valorisation de leurs performances. Le modèle néo-classique de l’entreprise créatrice de valeur financière s’est ainsi démultiplié en représentations d’entreprises responsables et durables.

 

Le modèles d’entreprise rentable

L’entreprise « friedmanienne » est fondée sur une valorisation de ses comptes de bilan et de résultat , en fonction de la notion comptable de juste valeur (fair value), basée sur des valeurs d’expertise ou de marché. L’approche comptable exclut la plupart des actifs immatériels de l’entreprise et traite les risques encourus par cette dernière par des provisions ou des pertes exceptionnelles, mais l’engagement d’un projet d’investissement est soumis à un calcul de rentabilité prévisionnelle basé sur un modèle de projection des flux actualisés des cash flows ou des valeurs ajoutées issus du projet. Cette projection est complétée par des appréciations le plus souvent qualitatives (ou qualimétriques) de ses impacts sociaux et/ou environnementaux, considérés comme des facteurs de risque pour les entrepreneurs ou les actionnaires. Ce pilotage des performances essentiellement financières de l’entreprise a été notamment enrichi par les recherches de l’ISEOR (Savall, Zardet, 2005) sur la « tétra-normalisation », qui ont permis de révéler, mesurer et corriger certains « coûts cachés » engendrés par les dysfonctionnements de l’entreprise consécutifs au « foisonnement » – observé depuis les années 1990 – des normes comptables, sociales, qualité, sécurité, environnement, commerciales et techniques.

La mesure essentiellement économique des performances de l’entreprise a suivi la même logique que celle adoptée à partir des années 1960 par les pouvoirs publics pour évaluer la rentabilité des investissements publics. La démarche de Rationalisation des Choix Budgétaires (RCB) repose sur une prévision de la rentabilité économique d’un projet complétée par une Analyse Coûts-Avantages (ACA) basée sur un classement (par des enquêtes ou des expertises) des « effets non marchands » du projet sur l’emploi, la santé publique, la qualité de l’air… Ces effets sont généralement mesurés par des valeurs forfaitaires de référence (de la vie humaine, de la tonne de carbone…). Les pratiques de la RCB et des ACA ont été progressivement abandonnées au profit d’analyses multicritères.

 

Les modèles d’entreprise responsable

La notion « d’entreprise responsable » s’est imposée progressivement sur celles « d’entreprise conciliatrice » (Sainsaulieu), « d’entreprise inclusive » (Castel), ou «d’entreprise contributive » (B Corp). Pour être responsable, l’entreprise doit « internaliser les externalités » de ses activités. Ces externalités sont appréciées en termes de valeur sociale, sociétale et environnementale, mais aussi organisationnelle et partenariale. Elles recouvrent essentiellement les effets négatifs sur la société et l’environnement, qui sont engendrés par des équipements ou des produis dangereux et/ou polluants, mais aussi par des dérives managériales et/ou des dysfonctionnements des processus, dont la réduction est créatrice de «valeur organisationnelle » ou de « valeur intégrale » (Cappelletti, 2004).

Depuis les années 1990, plusieurs organismes internationaux ont proposé des batteries d’indicateurs visant à estimer les niveaux de responsabilité sociale et environnementale atteints par les entreprises:

– La Global Reporting Initiative (GRI) initiée par l’ONU, définit depuis 1997 des standards de reporting extra-financier dans les domaines de l’environnement, des Droits de l’Homme, des relations sociales et des conditions de travail, et vis à vis de la Société civile. La version actuelle (G4) est en vigueur depuis 2013.

– La TCFD (Task Force on Climate-related Financial Disclosure), lancée par l’ONU et développée en 2015 propose un standard de reporting des risques climatiques, qui subordonne la production d’indicateurs à une réflexion méthodique sur la gouvernance, la stratégie, l’organisation et les systèmes de la lutte contre les risques climatiques.

– D’autres référentiels internationaux sont proposés par le SASB (Sustainability Accounting Standards Board) qui décline les normes dans chaque secteur d’activité, le CDP (Carbone Disclosure Project) centré sur l’empreinte carbone, lIAS (International Accounting Standards Board) et le FASB (Financial Accounting Standards Board) qui promeuvent une « comptabilité verte »

Cependant, après avoir analysé les déclarations de performances extra-financières de 24 sociétés du CAC 40, l’Autorité française des Marchés Financiers (AMF) constate toujours en 2019 que « les méthodes utilisées et les choix réalisés dans le cadre de l’utilisation de ces méthodologies, diffèrent dans le temps et dans l’espace européen »… « Les indicateurs ne sont pas toujours assortis d’explications suffisantes pour pouvoir apprécier la qualité et la portée de l’information ». Elle préconise que « les sociétés justifient le référentiel de leur reporting sociétal et précisent la méthodologie du processus d’émission et de collecte des données, ainsi que les méthodes de calcul des indicateurs-clés ».

 

Les modèles d’entreprise durable

La notion d’entreprise durable (ou soutenable) a été déclinée dans la loi Pacte (2019), notamment sous les statuts d’entreprise à mission et à raison d’être. La mesure de la durabilité requiert un paramétrage adapté des formules de valorisation des externalités des projets, dont les durées des effets (positifs et négatifs), le périmètre de leurs empreintes et l’intensité de leurs risques associés, doivent être précisément déterminés. Les modèles d’entreprise durable sont étayés notamment par les notions « d’avantage concurrentiel durable » (initiée par Porter, 1980) et de « croissance soutenable » (avancée par Brundtland en 1987). Ils reposent sur la capacité d’un modèle de développement ou d’un modèle d’affaires, à créer durablement de la valeur pour les parties prenantes d’un écosystème. Les avantages soutenables actuellement les plus font appel à l’« écologie humaine » (des rétributions équitables, la formation professionnelle, la sécurité, la santé et le bien-être au travail…), à la proximité (des circuits courts, l’insertion locale, l’enracinement social, la citoyenneté économique…), à l’économie circulaire (l’éco- conception, la production durable, la réparabilité et le recyclage des produits…), à la gestion des risques environnementaux (notamment, la décarbonisation, la lutte contre les pollutions, le respect de la biodiversité…).

Cette approche a donné lieu à la construction de modèles basés notamment sur :

– La notion de performance globale de l’entreprise, inspirée notamment du Sustainable Balanced Scorecard ou SBSC (Kaplan, Norton 2011)qui intègre des indicateurs de performances économique, sociale, sociétale et environnementale. L’approche SBSC a notamment inspiré le référentiel international <IIRC>, qui vise à aligner les objectifs stratégiques, le modèle d’affaires et la chaîne de création de valeur de l’entreprise.

La méthode CARE (Comprehensive Accounting in Respect of Ecology) s’inspire des travaux du prix Nobel Gary Becker sur le capital humain, afin de proposer une nouvelle comptabilisation du capital naturel, considéré comme une ressource amortissable et une dette remboursable aux parties prenantes de l’entreprise. Elle s’inscrit dans le courant de la « comptabilité universelle » (ou « comptabilité verte »), qui vise à mesurer par des indicateurs comptables les effets des activités de l’entreprise. Mais la méthode se heurte à des difficultés d’application (Barberi, 2019 ; Banos et Rulleau, 2014).

Le concept d’utilité sociétale : Le modèle initié par d’Humieres et Hartman (2021) vise à mesurer la profitabilité et l’utilité sociétale des activités de l’entreprise. L’utilité sociétale résulte de la capacité d’un modèle d’organisation à s’inscrire durablement dans son écosystème.

 

Le modèle d’entreprise à impact 

Selon ce modèle de finance durable inspiré par le collectif Impact Management Project (IMP) et par les Opérating Principles for Impact Management, les valeurs des actifs socialement responsables sont calculées par addition de leurs valeurs financières standard (estimées généralement par la méthode de la Valeur Actualisée Nette) et des « valeurs socio-environnementales » des impacts positifs des investissements en faveur du DD et de la RSE. L’optimisation des impacts doit contribuer à la réalisation des 17 ODD. Le modèle est fondé sur trois principes : l’intentionnalité, selon laquelle l’investisseur doit viser à la fois une performance financière et un impact positif sur la société et/ou l’environnement ; l’additionnalité, selon laquelle l’investisseur financier doit coopérer avec l’entrepreneur et le manager pour majorer l’impact net des activités de l’entreprise ; la mesurabilité de l’impact, grâce à une méthodologie scientifiquement reconnue et validée par les parties prenantes de l’entreprise. Dans son rapport de 2020, le Global Impact Investing Network (GIIN) estime à 750 milliards $ l’encours des investissements à impact, à l’échelle mondiale. Ce modèle a donné lieu à de multiples recherches méthodologiques de la part du GIIN, de la World Benchmark Alliance, de l’université de Harvard (Impact Weighted Accounts Project), du B Lab (SDG Action Manager et B Impact Assessment).

Cette mise en perspective des modèles d’entreprise et des notions de valeur montre que les évolutions observées depuis les années 1980 – et notamment en 2021 – s’efforcent de conjuguer trois facteurs : la rentabilité, la responsabilité et la durabilité de l’investissement. Elle révèle également que les modèles appliqués aux impacts des activités productives et marchandes s’alignent de plus en plus sur les ODD et s’efforcent de valoriser leurs externalités à la fois positives et négatives, sociales, sociétales et environnementales. La mesurabilité est considérée comme étant le facteur le plus persuasif auprès des parties prenantes – et notamment, auprès des entrepreneurs et des managers – pour les engager et les responsabiliser à long terme.