Le parlement européen vient de s’accorder avec le président irlandais du Conseil de l’Europe pour inclure dans la prochaine directive sur la réglementation bancaire un plafond aux bonus des banquiers. Celui-ci ne pourra pas dépasser le montant du salaire de base, sauf si les actionnaires permettent explicitement d’aller jusqu’à doubler ce salaire.

La City hurle au complot européen, mettant en avant la perte de compétitivité à la fois de la place de Londres face à Wall Street et l’Asie, et des grands acteurs européens de la finance, qui semblent devoir appliquer cette règle pour leurs salariés basés hors d’Europe, et donc par exemple à Wall Street. Mais les tentatives de sabotage de la mesure par le gouvernement britannique ont avorté, signe que les Britanniques, avec leur attitude du ni-dedans ni-dehors, semblent désormais avoir perdu leur capital sympathie auprès des institutions de l’Europe.

On comprend bien que les salariés et patrons des banques protestent. Il semble pourtant que leurs actionnaires, et peut-être aussi leurs clients, peuvent avoir quelque motif de se réjouir.

Pour comprendre cela, il faut regarder le rapport de force très particulier qui prévaut entre salariés et actionnaires au sein de la banque d’investissement. A l’inverse de ce qui est commun dans d’autres industries, y compris la banque commerciale, les salariés et les managers ont très largement la main dans la fixation de leur propre rémunération. Ils sont capables de capter à leur profit une grande part de la rente (importante) du secteur, au détriment de l’actionnaire (et du client). La banque, c’est Marx à l’envers.

Cet avantage vient pour partie de la facilité à transférer le capital intellectuel de l’entreprise. La banque ne dispose pas de brevets ou de restrictions à la circulation sur le marché du travail. Mon fonds de commerce, dit plaisamment le patron de la banque, prend l’ascenseur le soir en partant. La concurrence entre établissements s’opère presque davantage sur le marché des actifs que constituent des équipes soudées et compétentes de banquiers, que sur le marché des services bancaires. L’actionnaire devient en quelque sorte l’hôtelier, qui héberge et fournit le capital. Comparez avec les laboratoires pharmaceutiques dont les salariés chercheurs mettent au point des médicaments au succès planétaire. Pour autant, la bonne formule est brevetable, donc non transférable par le salarié à un autre laboratoire. Ces chercheurs recevaient jusqu’à présent des rémunérations « normales », même si c’est en train de changer sous l’effet des mêmes incitations que dans la banque. Un excellent sociologue, Olivier Godechot , compare les personnes clé d’une salle de marché au pirate qui a la possibilité de livrer à d’autres la cachette du trésor : sa rémunération n’est plus sa contribution à la constitution du trésor, mais potentiellement tout le trésor. Pour parler cru, le salarié « cambriole » la banque qui l’emploie.

Le phénomène a été renforcé par la bulle de crédit d’avant la crise financière : l’abondance des fonds à investir a réduit le poids politique de l’apport de capital.

Seconde caractéristique, c’est l’ensemble du management qui est solidaire du niveau de rémunération. Le chef de salle dira qu’il paie son trader tel niveau parce que « c’est le prix de marché et on n’y peut rien ». Mais il en profite lui-même et tout le management au-dessus de lui. Il y a donc conflit d’intérêt au sein même du management chargé de fixer les conditions salariales.

Troisième trait, les salaires dans la banque d’investissement ont le caractère d’une convention, à laquelle tous les acteurs adhèrent. Un peu comme la règle qui prévaut dans le private equity qui voit le limited partner recevoir pour son service de gestion le 20%-2%, à savoir 20% de la plus-value et 2% de commission sur les fonds levés ; ou encore, pardon de l’incongruité, la règle du SMIC qui sert trop souvent de convention salariale pour le personnel non qualifié, exonérant les entreprises en question d’une politique salariale pensée et réfléchie.

Imposer un plafond instaure une nouvelle convention, qui bride la concurrence entre établissements sur la captation de personnel. C’est donc bon pour l’actionnaire ou pour le client de la banque, qui pourra se voir restituer une partie de la rente captée par le tamdem actionnaires / salariés. Il n’est pas exclu, si Wall Street ou Hong-Kong ne se plient pas à cette convention, qu’il y ait une évaporation de la City vers ses deux places. La tentation sera forte pour les établissements non soumis à cette règle de débaucher les personnels qui y sont soumis, d’autant qu’il s’agit de personnel assez apatride. Mais il n’est pas impossible que cette règle accroisse la rentabilité des établissements qui s’y conforment, et que s’exerce une pression, via les marchés et leurs actionnaires, sur ceux qui n’y sont pas soumis.