En mars 2010, le Blog a publié un post sur le thème du bouc émissaire qui risquait de s’appliquer à la situation grecque et plus largement à l’Europe. Aussi, paraît-il utile de rappeler ce post en l’actualisant à la lumière de la situation présente.

Il y a des pays où l’interdiction prend une valeur différente de celle existant dans un autre lieu. En Grèce, un impôt foncier n’est exigible que si la construction est terminée. Or ceux qui se sont promenés à Athènes ont remarqué que souvent les fers à béton dépassent des poutrelles de construction des bâtiments. Un Allemand et même un Français s’amusent de ce constat en se disant que, vraiment les rêves de grandeur des Grecs existent toujours dans la pensée collective au point que les résidents grecs demandent des plans dont ils n’ont pas les moyens matériels d’assurer l’aboutissement.

En réalité chacun aura compris que les contribuables grecs ont trouvé là, au mépris de l’architecture, un moyen d’échapper à l’impôt « légalement » ! On perçoit nettement avec cet exemple, l’importance de la culture d’un pays dans la compréhension et l’application des normes par ses habitants. Cette différence d’approche peut conduire à des échanges violents entre partenaires, en l’occurrence les membres de la zone euro.

Dans le cadre d’une conférence donnée en 2003 Jean-Pierre Dubois, professeur de droit et animateur de la Ligue des droits de l’homme, nous livre quelques clés sur la violence légitime entre groupes différents.

« L’intériorisation des normes peut être très poussée chez certains peuples, moins chez d’autres. Il y a comme un processus, que l’on pourrait appeler  » processus de civilisation  » qui consiste à mettre dans la tête des gens, par l’éducation, l’exemple ou l’énoncé de règles de vie en société ou en groupe, toute une série de normes », (les traités de Maastricht et de Lisbonne), et à leur inculquer l’idée qu’il vaut mieux s’y conformer de soi-même. Cette appropriation des normes communes est d’autant plus grande qu’elles sont proches des règles ancestrales d’un membre du groupe – les Européens ont, depuis longtemps et surtout depuis la réunification allemande, dû se plier aux normes du plus puissant, quelque soit le coût pour les autres –, et d’autant plus difficile par les autres membres du groupe. Aussi, pour qu’un groupe hétérogène perdure, il faut rappeler qu’in fine, existent un gendarme et un juge de paix. Dans le cas d’espèce, la menace est représentée par la Commission européenne et le FMI et la sanction par les marchés contre qui la violence populaire devrait s’exercer. Or, les Grecs semblent avoir choisi les Allemands comme sujet principal de leur colère et réciproquement ! Il est intéressant de s’interroger sur les raisons de cette extrême polarisation réciproque.

On peut expliquer ce processus par la nécessité de faire cesser la rivalité mimétique (cf. René Girard) pluri-décennale entre les pays du Sud, les PIIGS (avec deux I pour ne pas confondre !) et ceux du Nord. Cette rivalité consiste à désirer ce qu’un autre possède, non pas tellement pour l’objet en soi, mais parce que c’est un autre qui possède ce que nous n’avons pas et parce que nous voulons l’imiter.

La haine qui ressort de ce conflit est porteuse d’une violence qui n’attend qu’à son tour d’être réciproque. Pour sortir de ces affrontements interminables datant de quelques années, il faut recourir… au sacrifice. Sachant enfin que, selon l’approche de Jean de Verbizier, la violence humaine est une réaction de défense devant toute menace que chacun peut ressentir contre sa propre identité, réaction d’autant plus forte et agressive que l’intéressé se sent lui-même mal assuré dans sa personnalité, en raison même des événements de son propre passé (la fraude sur les comptes nationaux, par exemple, le sacrifice de la Grèce qui avait fauté davantage que ses homologues méditerranéens devenait inévitable). Le rôle de la violence dite « sacrificielle » est de déplacer l’objet (culturel, économique…) de cette violence – ici intra-européenne – , de lui donner un objet de « condensation » qui sorte les rivaux mimétiques de leurs affrontements interminables. On peut penser que la crise européenne entre dans cette phase.

Historiquement le sacrifice prenait une forme qui nous est aujourd’hui insupportable : c’est le bouc émissaire (cf. René Girard supra cit). Mais tout le travail de civilisation consiste justement à passer du bouc émissaire à des rituels de violence sacrificielle qui correspondent à une idée de la justice et du droit. C’est à cela que sert l’appareil judiciaire qu’il soit national ou international. Car toute victime d’une agression le sait bien : tant que la société – la Commission européenne ou le FMI – n’est pas intervenue, il y a un lien effroyable entre l’agresseur et l’agressé – respectivement les Européens nantis et les autres. La fonction de la société consiste à dénouer ce rapport terrible d’agressivité interindividuelle en assignant une place sociale à chaque chose ; en disant ce qui est inacceptable, ce qui est la violation du droit, ce qui est la réparation, ce qui sera le retour à la norme. Dès que la société aura mis le « coupable » hors du champ social, elle s’efforcera de l’y ramener, faute de quoi il y aura récidive.

[quote type= »center »]Qui peut dire ce que chacun devra payer pour que la zone euro reste unie ?[/quote]

La Commission européenne ne maîtrise absolument pas la conduite de ce procès et l’Eurogroupe, qui n’avance aucune piste de « réinsertion », s’interroge sur la pertinence des normes actuelles, hésite à en esquisser de nouvelles. Qui peut dire ce que chacun devra payer pour que la zone euro reste unie ? Aussi, le bouc émissaire grec, se sentant trompé, se rebiffe contre le grand prêtre allemand. Echaudés, il est fort à parier que les autres PIIGS, forts de l’exemple grec et pensant n’avoir plus rien à gagner ni plus rien à perdre, ne se laisseront pas étriller et le rapport de force entre Nord et Sud de l’Europe s’inversera et l’euro s’affaiblira… s’il ne meurt pas ! Un deuxième bouc émissaire allemand a été naturellement créé par le premier !

La fonction du sacrifice humain était de rassembler le groupe autour de l’offrande et de reconstituer l’énergie du groupe social. C’est-à-dire d’éviter que les individus ne se retrouvent face à face entre eux et n’oublient qu’ils appartiennent à un groupe. Au-delà de ce qui a été présenté plus haut, la cérémonie du procès a la même fonction, mais dans l’ordre du symbolique : rappeler ce qui nous unit, rappeler aussi, les psychanalystes le disent très bien, ce que nous payons pour être unis. Car la soumission à la loi est un prix à payer, c’est la renonciation au principe de plaisir en tant qu’il serait illimité (cf. Freud). Un procès est une violence organisée qui se substitue à la violence illégitime individuelle, pour mettre l’énergie au service de fins collectives. Il peut donc être un événement fondateur à condition de présenter un « nouveau contrat social européen » visant à redonner une image au collectif européen.

Certains ne croient à la survenue de la catastrophe que s’ils ont les moyens de l’éviter. Les pays européens doivent donc travailler ensemble à rendre plus crédibles des moyens d’éviter cette catastrophe que représenterait un retour aux devises nationales. Il faut fixer des objectifs positifs privilégiant les relations par rapport aux avoirs, et visant à l’émergence des uniques de chacun sur les comportements mimétiques. Ainsi, la motivation aux changements indispensables devrait se faire par les attraits futurs – les avantages passés sont toujours oubliés – tout en rassurant par un management des risques que signalent les peurs actuelles. L’histoire de l’Europe des pères fondateurs est jalonnée d’épreuves surmontées en commun et de renaissances perpétuelles. Elle n’est plus celle du bouc émissaire, certes pas innocent, en l’espèce, mais pas seul coupable, qui nous rassurerait à bon compte.

Mi-juin 2011, que distingue-t-on ? Les quelques protestations – presque pacifiques – qui se sont déroulées depuis 1 an à Athènes et Salonique ont fait place à des manifestations contre l’austérité et pour un changement radical de politique, qui ont conduit à des heurts particulièrement violents. Le premier bouc émissaire sacrifié – ou à tout le moins celui que les Grecs ont « sous la main » – a été leur Gouvernement, le Premier ministre ayant sauvé son portefeuille malgré l’impossibilité de rallier l’opposition à l’idée d’un exécutif d’union nationale demandé par la Commission européenne, la BCE et le FMI.

[quote type= »center »]On perçoit que le peuple grec considère que l’Allemagne est devenue l’adversaire[/quote]

Même s’il est trop tôt pour écrire que les jours du Premier ministre sont comptés, on perçoit que le peuple grec considère que l’Allemagne est devenue l’adversaire – davantage que l’Europe d’ailleurs et c’est peut-être une lueur d’espoir, mais moins que le FMI dont c’est la mission. Or, comment « sacrifier » l’Allemagne, quand on est un manifestant grec ? En laissant son pays « faire défaut », entraînant ainsi une panique du système bancaire européen, tout en se marginalisant les conséquences à court et moyen termes puisque le problème du citoyen grec est « immédiat ».

Le FMI, sans tête depuis un mois, a bien menacé de ne pas avancer les fonds prévus par le plan de financement négocié voici plus d’un an, mais il s’est rapidement ravisé puisque Madame Merkel, choisissait, sous la pression de son propre électorat – pour qui la Grèce doit être sacrifiée – d’endosser les habits du méchant. Même Monsieur Trichet qui, en fin de mandat, peut se permettre de dire ce que chacun sait, – rallonger le profil de la dette grecque et diminuer les taux d’intérêt qui lui sont appliqués – doit menacer les Allemands de ne plus accepter les titres grecs en collatéral ou à l’escompte (risquant ainsi de mettre les banques grecques en cessation de paiement, et par voie de conséquence les institutions financières allemandes… et françaises), au risque d’apparaître également comme un méchant et donc éligible au sacrifice !

Pendant ce temps, le FMI passe à travers les gouttes alors, que dirigé par des fonctionnaires, il devrait être mis en avant pendant le gros temps, ainsi que cela fut son rôle depuis sa création et assumer son rôle de bouc émissaire avec le privilège de ne pas pouvoir être sacrifié, contrairement aux pays que les marchés financiers ont – avec raison ou non – inscrits sur leur liste, une fois que la Grèce aurait abdiqué ! On attend avec impatience que Madame Lagarde reprenne la main avec sa casquette du FMI.

Dans de telles cacophonies et confusions des rôles, il ne faut pas être surpris d’observer la montée inquiétante des nationalismes dans les pays du Nord de l’Europe – et également en France – demandant, selon le cas de sortir de la zone euro ou d’en écarter les pays non méritants.

Deux signes positifs cependant :

  • Le premier est que le post de 2010 reste d’actualité, ce qui signifie que l’explosion de l’euro n’a pas eu lieu – même si objectivement chaque semaine supplémentaire rapproche l’Euro de la Roche tarpéienne ;
  • la deuxième, en forme de clin d’œil, vient du nouveau ministre des finances grec Monsieur Evangelos Venizelos. L’« Evangelos », en grec est celui qui apporte de bonnes nouvelles…