À nouveau sur la neutralité du net
Barack Obama prend position violemment en faveur de la neutralité du net. Il presse l’autorité de régulation aux États-Unis de bannir ce qu’on appelle en langage internet la « voie rapide » et de requalifier en service public les communications internet. Le nouveau Congrès républicain va en sens inverse. C’est un débat politique central aux États-Unis, mais bizarrement complètement absent de la scène française. Heureusement, chers lecteurs, que vous avez Vox-Fi pour vous en informer. Le site a présenté dans ses colonnes le pour en faveur de la neutralité (lire ici) et le contre (lire là). Pour résumer, de quoi s’agit-il ?
La bande passante internet est aujourd’hui utilisée à égalité par tout un chacun, des gros consommateurs comme Netflix ou Deezer… et des petits comme le blogueur de quartier ou tout simplement Vox-Fi, malgré sa très large diffusion ( !). Mais c’est en même temps une ressource rare qui n’est pas extensible à l’infini et où l’engorgement pénalise l’ensemble des utilisateurs.
Que disent les partisans de la libéralisation du net ? Il n’est ni efficace ni juste qu’un Netflix, gros consommateur, utilise un gros bout de la ressource et évince de ce fait le petit utilisateur. S’agissant d’une ressource rare, la meilleure façon d’allouer la bande passante reste encore une procédure de marché par laquelle on permettrait aux fournisseurs d’accès internet (FAI, type Orange ou Free en France) de facturer davantage les fournisseurs de contenu qui veulent se garantir un accès rapide à leurs clients – et donc un service de meilleure qualité. De plus, certains services exigent rapidité de transmission (par exemple un film) tandis que d’autres peuvent attendre quelques millisecondes (un e-mail…).
La demande est naturelle et emporte l’adhésion spontanée de toute personne – dont l’auteur de ces lignes – qui croît à l’efficacité du marché dans l’allocation d’un bien rare. On facture bien l’usage des autoroutes, qui rendent aux usagers un service de rapidité et de sécurité. On paie un surcoût pour voyager en TGV plutôt qu’utiliser des trains régionaux. La Poste a une tarification différente pour une lettre délivrée à J+1 plutôt qu’à J+2. On peut mettre en place, comme à Londres ou Stockholm, une tarification pour les voitures qui souhaitent pénétrer dans le centre-ville. Tout cela est désormais parfaitement accepté, c’est de la bonne économie, on montre que cela réduit les problèmes de congestion ou de rationnement dans l’utilisation des ressources. Où est alors le problème ?
Avant de répondre, il faut noter que les gros demandeurs de cette liberté tarifaire sont les FAI et pas forcément les grands acteurs des médias ou fournisseurs de contenu. Google par exemple, peut-être pour s’acheter une virginité, peut-être aussi parce que son moteur de recherche risque d’être pénalisé sachant qu’il est universellement utilisé par des petits usagers, est radicalement contre. Mais Netflix par exemple a déjà passé, dans l’attente d’un accord du régulateur, des accords avec certains FAI dont Comcast aux États-Unis pour disposer d’une « voie rapide », ceci contre paiement d’un droit d’accès. L’enjeu pour les FAI est simplement de devenir davantage que de simples fournisseurs de tuyaux ; il s’agit de récupérer une partie de la rente de rareté et ainsi d’accroître fantastiquement leur rentabilité – et donc en principe d’investir dans la qualité des réseaux. C’est la raison peu connue derrière la tentative de rachat par Xavier Niel, le fondateur de Free, de T-Mobile aux États-Unis. C’est ce qui a conduit Numéricable à racheter SFR. Évidemment, si les gros consommateurs de bande passante en occupent la meilleure partie, la plus rapide, les autres fournisseurs de contenu, à faible capacité financière, sont pénalisés. Il y aura l’internet des riches et l’internet des pauvres, pour simplifier. Et les fournisseurs de contenu n’auront plus d’incitation à investir pour les contenus réservés aux « pauvres ».
Est-ce si vrai ? En bonne économie de marché, il y a une réponse à cette question d’équité. Elle réside, disent les tenants de la libéralisation, dans la diversification de l’offre des FAI. Ceci par le jeu de la concurrence. Il y aura des FAI qui se spécialiseront dans la fourniture de contenus gourmands en bande passante ; et d’autres qui serviront les petits utilisateurs. Un même FAI d’ailleurs pourra offrir une variété de contrats : à coût plus élevé pour le consommateur final glouton en bande passante, celui qui se gave de films haute définition à longueur de journée, et à coût plus faible pour celui qui se contente d’envoyer de temps à autre par mail un message à sa fiancée. Il est donc possible de rendre compatible investissement dans les réseaux et investissement dans les contenus.
Est-ce si vrai à son tour ? Le cœur de la question repose sur la possibilité d’établir une vraie concurrence sur le marché des FAI. Les coûts d’entrée sont très élevés ce qui leur donne une position de monopole dit « naturel » : plus on a de clients, plus on rentabilise le réseau en place, qui est un coût fixe. Les économistes parlent aussi à leur sujet de « concurrence biface » : ils sont les intermédiaires entre les sociétés de média, qui produisent du contenu, et l’utilisateur final, qui le consomme, et donc en rivalité, pour l’établissement de leur marge, avec les uns comme avec les autres (pour un bon premier exposé sur la concurrence biface, voir la présentation qu’en fait Marc Bourreau, professeur à Telecom ParisTech). La liberté tarifaire, dans ce secteur où la concurrence est très difficile à établir, revient à leur permettre de capter une part exorbitante de la marge. On le voit par exemple avec les gestionnaires d’autoroute qui ont pu en France faire exploser leur rentabilité. De plus, la tentation devient forte pour les FAI de faire du sabotage, c’est-à-dire de ralentir artificiellement le débit de la « voie lente » pour accroître la demande pour la « voie rapide ». La solution que préconise l’administration Obama est de donner le statut de service public à l’activité (ce qu’elle a déjà en partie, puisque dans tous les pays c’est l’État qui accorde les licences d’exploitation aux FAI), dont la conséquence première est la règle du prix unique, un peu comme le service public du courrier qui facture au même prix la lettre venue ou délivrée du fin fond de la campagne et celle dont destinataire et émetteur sont en centre-ville ; ou le service de fourniture d’électricité qui, même libéralisé et désormais concurrentiel, conserve la règle du prix unique selon la localisation géographique. Notez que tous les exemples cités plus haut de discrimination tarifaire (par exemple le péage urbain à Londres) ont des opérateurs publics pour les gérer.
On attend avec impatience la position du régulateur des télécommunications américain. Et on se demande où se positionne l’ARCEP, le régulateur français, en la matière ; de même que l’autorité de la concurrence européen. Très clairement, il faut soit la pleine « neutralité », comme aujourd’hui, soit une régulation adaptée, capable de garantir une vraie concurrence entre FAI. Devant la difficulté pratique à donner cette garantie, je suis en faveur aujourd’hui de garder le principe de neutralité.
Vos réactions
Il n’y a pas que les deux extrêmes de la neutralité absolue et du marché libre sauvage. Une bonne solution réglementaire serait d’établir un « marché à deux niveaux ». Le premier serait celui des services minimum réglementés, où les FAI sont obligés de respecter certains paramètres (en commençant par la bande passante minimum garantie pour tout type d’échanges de données). Ceci garantirait un accès internet de qualité « raisonnable » à tous, même si la définition et mise à jour du « raisonnable » demanderait un certain travail aux réglementeurs. Le deuxième niveau serait le marché libre, où on peut offrir et recevoir des performances meilleures et personnalisées si on le souhaite. Avec cette démarche, on pourrait imaginer que quand je me connecte à Amazon ça va très vite, car ils payent pour un accès « premium », et si je me connecte au site web de la librairie indépendante du quartier ça fonctionne moins bien, mais de façon toujours satisfaisante. C’est un bon compromis entre la liberté d’entreprise et les libertés individuelles, et ça permet à chacun d’avancer.
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