Alors que tout le monde se focalise sur la spectaculaire baisse des taux de la Fed et sur la reprise de la politique monétaire « non conventionnelle », à une échelle sans précédent, ce qui est en train de se passer aux États-Unis (et nul doute que cela viendra en Europe, sous une forme ou une autre), est en réalité la mise en place d’une nouvelle politique monétaire, pour l’instant inavouable, mais qui va s’affirmer progressivement. Expliquons-nous.

Ce que la Fed a décidé, c’est de prendre en main le marché financier et d’en assurer la stabilité, en ces temps de crise (de « guerre »). Ni plus, ni moins. Finie la seule mission de s’occuper du système bancaire, il s’agit maintenant de sauver les Fonds, les assureurs, les hedge funds et tous ces acteurs qui constituent (avec les banques) « le » marché financier. Comment en est-on arrivé là ?

Dans les années du monde d’avant, la politique monétaire avait deux volets distincts : des mesures prudentielles (Bâle I et Bâle II) pour assurer la stabilité des banques, leur safety and soundness ; et, surtout, une utilisation des taux d’intérêt « courts » pour gérer le cycle conjoncturel. La courbe de Taylor permettait d’adapter ces taux à l’objectif de taux d’inflation et de plein emploi.

La Grande Crise Financière de 2008 nous a fait basculer dans un autre univers. Les taux d’intérêt ont atteint, dès 2009, leur plancher à zéro (PAZ), et il a fallu (i) sauver les banques américaines en ramenant dans le giron de la Fed les investment banks survivantes, Goldman Sachs et Morgan Stanley, et en recapitalisant et restructurant les autres et (ii) se lancer dans une politique de Quantitative Easing consistant à acheter massivement des titres du Trésor ou des Mortgage Backed Securities, des titres émis en contreparties d’actifs immobiliers et à agir non plus seulement sur les taux courts mais sur la « courbe des taux » et notamment abaisser les taux longs pour favoriser l’investissement et alléger la charge des dettes publiques encore plus. En même temps, tant le Dodd-Frank Act que les travaux de Bâle III ont mis en place un corset de sécurité autour des banques, pour renforcer leur liquidité et leurs fonds propres et pour commencer à mettre en place des coussins contra-cycliques et autres mesures « macro-prudentielles » destinées à éviter le risque systémique. Enfin, on a commencé à s’intéresser à l’univers des non-banques (pour éviter le nom infâmant de shadow banking) dont il faut bien dire qu’on avait gravement sous-estimé le rôle, et qui, sans que l’on s’en aperçoive était devenu plus gros que les banques et très important par conséquent pour le financement de l’économie. La Fed a en outre pris plusieurs initiatives pour renforcer ses liens avec les non-banques, en créant notamment un Reverse Repurchase Program leur offrant une ressource sans risque et un accès à son bilan. Mais en refusant de « confiner » les banques des non-banques, et en écartant le retour aux mesures de type du Glass Seagall Act de 1933, on ne fermait pas la porte à de nouveaux phénomènes de ventes de détresse, de paniques non plus bancaires mais « non-bancaires » (sur les fonds surtout) et de propagation à l’ensemble du système financier.

La crise financière du Coronavirus (CFC) est un test du bien-fondé de ce choix. Car, en période de guerre, la Banque centrale est le dernier rempart pour éviter un effondrement d’acteurs du système financier, qui viendrait s’ajouter à celui qui menace les entreprises et les États. Et la Fed l’a bien compris. Non seulement elle a annoncé la mise en place de son rachat massif de titres, de son QE 5 en quelque sorte, mais elle est spécifiquement intervenue pour stabiliser le marché des billets de trésorerie et celui des obligations municipales, et elle a même fait appel à une filiale de BlackRock pour créer des fonds destinés à acheter des obligations risquées, d’entreprise ou du secteur immobilier et certains laissent entendre que sa politique pourrait consister désormais à piloter la courbe des taux tout entière, et à racheter à tous (banques et non-banques) les titres qu’ils détiennent pour stabiliser les cours et éviter les paniques non bancaires. Peu importe sous quelle forme elle le fera, mais elle le fera. Elle a bien compris qu’en période de crise grave, les marchés ont besoin d’un point d’ancrage, d’un acheteur en dernière instance, et qu’elle seule peut assumer ce rôle à l’échelle nécessaire. C’est le prix à payer pour la stabilité financière dans un monde dominé par les marchés. Et c’est le nouveau monde monétaire dans lequel nous vivons désormais.