Vox-Fi rend hommage à Jean Tirole pour le prix Nobel qu’il vient de recevoir. Il propose pour cela un texte écrit par lui sur la gouvernance d’entreprise, un sujet qui occupe beaucoup les dirigeants financiers en entreprise. Il s’agit d’extraits (traduits) de l’introduction d’un papier paru dans Econometrica, « Corporate Governance », vol. 69, n°1, jan 2001, pp. 1-35, article disponible sur internet.

 

La définition standard de la gouvernance d’entreprise pour les économistes porte sur la défense des intérêts des actionnaires. Les économistes classiques, à commencer par Adam Smith et Berle-Means, se souciaient de la séparation de la propriété et du contrôle du capital, c’est-à-dire de la relation de délégation ou d’agence entre un « principal » (l’investisseur, l’outsider) et un « agent » (le manageur, l’entrepreneur, l’insider). Il y a maintenant un consensus pour dire que les manageurs, pour prendre leur cas, peuvent décider d’actions qui vont contre les actionnaires. Ils peuvent par exemple ne pas faire suffisamment d’effort ou s’engager trop fortement dans des activités externes. Ils peuvent accumuler des bénéfices privés en bâtissant des empires, en jouissant d’avantages en nature, etc.

Ce problème d’agence suggère une définition possible de la gouvernance d’entreprise qui prend en compte les deux problèmes de sélection adverse et d’aléa moral. Une bonne gouvernance est celle qui sélectionne les manageurs les plus capables et qui les rend redevables auprès des investisseurs.

Cette vision de la gouvernance est largement majoritaire. Pour Shleifer et Vishny par exemple, la gouvernance d’entreprise est définie comme « les voies par lesquelles les bailleurs de fonds s’assurent d’un retour sur leur investissement ». En conséquence, le débat porte davantage, pour eux comme pour la grande majorité des économistes, sur les façons de mettre en œuvre la gouvernance d’entreprise plutôt que sur sa légitimité.

On se concentre alors sur la structure appropriée de surveillance avec comme questions récurrentes :

  • Comment les administrateurs doivent-ils être sélectionnés et rémunérés ?
  • Les investisseurs institutionnels tels que les fonds de pension doivent-ils être des investisseurs actifs et interférer avec le management ?
  • Doit-on encourager un marché du contrôle des entreprises (fusions et acquisitions, OPA, LBO, bataille en assemblées générales…) ?
  • Les banques doivent-elles être actives dans la gouvernance, comme au Japon et dans la grosse partie de l’Europe continentale, ou avant tout silencieuses comme aux États-Unis ?

Ces questions conduisent rapidement les observateurs à peser les mérites comparés des différents systèmes légaux, fiscaux et réglementaires.

Pour beaucoup de gens, la focalisation des économistes sur la seule valeur actionnariale comme critère d’une bonne gouvernance apparaît incongrue. Les décisions du management ont un impact sur les investisseurs, mais elles exercent aussi de nombreuses externalités sur nombre de parties prenantes (stakeholders) à l’entreprise qui ont une relation organique avec elle : employés, clients, fournisseurs, collectivités locales quand l’entreprise y est implantée, victimes d’une éventuelle pollution, etc. On ne peut nier l’importance que peuvent avoir ces externalités : par exemple, la fermeture de l’usine d’un grand employeur dans une région en dépression aura des conséquences dramatiques pour les travailleurs et l’économie locale. Pourquoi la réflexion sur les bonnes institutions devrait-elle ignorer les « parties prenantes naturelles » et favoriser les investisseurs qui sont des « parties prenantes par destination », en leur donnant tous les droits de contrôle et en alignant la rémunération des manageurs sur leurs seuls intérêts ?

C’est pour cette raison que beaucoup se font les avocats d’un abandon de la valeur actionnariale traditionnelle pour le concept plus large (mais plus vague) d’entreprise comme communauté de parties prenantes (stakeholder society) dans laquelle les intérêts des non-investisseurs seraient mieux représentés. La notion d’entreprise actionnariale est plus populaire dans les pays anglo-saxons (en dépit de la référence à l’entreprise comme communauté par des politiciens comme Tony Blair et Al Gore) que dans d’autres économies développées. Par exemple, le rapport Viénot, la contrepartie française du rapport Cadbury au Royaume-Uni, pose que le management et le conseil d’administration doivent viser l’ « intérêt social » de l’entreprise, différent de l’intérêt des actionnaires, créanciers, fournisseurs et clients. Plus généralement, des pays comme l’Allemagne, le Japon ou la France ont la conviction que les grandes entreprises doivent promouvoir la croissance, la longévité et la stabilité des relations avec les salariés, la profitabilité devenant davantage un instrument qu’un but. De telles vues se retrouvent parfois dans la structure institutionnelle, notamment en Allemagne où la loi impose un conseil à deux niveaux pour toutes les entreprises cotées de plus de 500 salariés. La « chambre haute » (conseil de surveillance ou Aufsichtsrat) est composée de dirigeants des principales parties prenantes telles que les banques, les fournisseurs, les clients et les représentants du personnel.

L’approche traditionnelle par la valeur actionnariale est une vue trop étroite pour une analyse économique de la gouvernance d’entreprise. C’est pourquoi, et peut-être de façon non conventionnelle pour un économiste, je définis la gouvernance d’entreprise comme le modelage institutionnel qui induit ou force le management à internaliser le bien-être des parties prenantes. La fourniture d’incitations managériales et la mise au point d’une structure de contrôle doivent prendre en compte l’utilité de toutes les parties prenantes (les parties prenantes naturelles et les investisseurs) de façon à induire ou forcer l’internalisation. Je soutiens que si un argument peut être avancé en faveur de la valeur actionnariale, ce doit après due considération de l’économie des incitations et du contrôle.

Il y a malheureusement très peu d’analyse économique formelle de l’entreprise comme communauté. La valeur actionnariale fait l’objet d’un tel consensus parmi les économistes qu’ils balaient d’un revers de main la notion d’entreprise comme communauté et pour cela sont souvent – j’en ai eu l’expérience – considérés par les gens ordinaires comme ayant perdu prise avec la réalité.

L’hypothèse de base de l’économiste est que les salariés, fournisseurs ou clients sont protégés par des contrats ou des lois très puissants qui forcent les investisseurs à internaliser parfaitement leurs intérêts et bien-être (ce qui renvoie pour partie à l’État la mission de les protéger), tandis qu’au contraire la protection contractuelle des investisseurs quand les parties prenantes naturelles ont le contrôle est si inefficace qu’il est préférable que les investisseurs reçoivent les droits de contrôle.

Le détail des arguments en faveur de la valeur actionnariale n’a jamais été proprement exposé. A l’inverse, les tenants de l’entreprise de parties prenantes n’ont jamais convaincu qu’on pouvait mettre sur pied des institutions qui promeuvent efficacement leur concept.

 

[Suis dans l’article cité en hyperlien l’exposé de ses arguments. À lire.]