Ce mois-ci, une fois n’est pas coutume, nous avons choisi de reprendre en lieu et place de notre article d’actualité, l’article « Ce qui change dans une startup après une levée de fonds » publié par Guilhem Bertholet sur son blog. Ce texte nous a paru particulièrement intéressant, en particulier pour nos lecteurs qui ont ou vont créer leur entreprise. Nous y avons ajouté quelques illustrations et commentaires d’entrepreneurs étant passé par cette étape de développement de leur entreprise :

  1. Fabrice Gerschel (F.G.) qui a lancé en 2008 Philosphie Magazine. Fort du succès du magazine en France, il a fait appel à des investisseurs en 2012 pour co-financer le lancement du magazine en Allemagne
  2. Patrice Lamothe (P.L.), un des fondateurs de Pearltrees, service qui permet d’organiser, d’explorer et de partager des pages web, des notes, des photos ou des fichiers. Ce projet ambitieux a été financé par quatre levées de fonds en 2008, 2009, 2010 et 2012.
  3. Adrien Nussenbaum (A.N.) co-créateur de Mirakl, plateforme de place de marché. Le développement de Mirakl a été accéléré par une levée de fonds de 2,5 M€ en novembre 2012.

Evidemment, la levée de fonds est un sujet récurrent dans le petit écosystème des startups. Et pour cause : pour beaucoup c’est un passage obligé, idéalement une fois après avoir trouvé son modèle à petite échelle, pour pouvoir « scaler » et se développer. C’est aussi parfois un « mauvais » objectif poursuivi pour lui-même. Et parfois encore une « fin en soi » pour certains. Mais passons, ce n’est pas le sujet du jour.

J’ai discuté avec plusieurs amis entrepreneurs récemment, qui avaient levé (entre 500K et 3 millions, en gros, pour vous donner une idée du type de levée) il y a peu. Les retours d’expériences sont très divers, et évidemment cela est très empreint de « avec qui j’ai levé » et « comment ça se passe sur le plan business ». Mais cela me semble suffisamment pertinent (et en lien avec tout ce que j’avais pu voir par ailleurs sur le sujet, dans des boîtes où j’ai des parts ou lors de mon passage à l’incubateur HEC) pour essayer de voir, pour tous ceux qui seraient en train de chercher des fonds ou penseraient le faire, pour vous donner quelques éléments de « ce qui change dans la vie d’une startup et de ses fondateurs une fois que les investisseurs sont entrés ».

P.L. : « Je crois que l’effet de chaque levée est différent selon l’activité d’une start-up et son degré de maturité. Les levées “seed”, qui transforment un projet en “véritable” start-up, ont des effets très différent de celui des séries A, B ou C qui structurent progressivement cette start-up et l’amènent vers un objectif aussi paradoxal qu’inévitable: ne plus être une start-up mais une entreprise installée. Leur véritable point commun est peut-être d’ailleurs celui-là : matérialiser une étape entre le “laboratoire de recherche d’une nouvelle activité” du stade initial et “l’entreprise installée” du stade final. »

Petit tour d’horizon donc…

Vous n’êtes plus totalement chez vous

C’est probablement le changement principal lors de la première levée de fonds : vous avez de nouveaux associés ! Ils ont donc leur voix au chapitre, même s’ils sont minoritaires. A minima, sur certains types de décisions (embauches, budgets, rémunération, cessions de parts…). C’est un peu comme si vous aviez un coloc chez vous : il faut apprendre à vivre ensemble !

D’ailleurs, vous savez à peu près quand vous serez « expulsé »

Hormis certains business angels, la plupart des fonds investissent en pensant au moment où il faudra sortir. En fonction de la maturité du fonds (en général ils ont une durée de vie entre 8 et 12 ans, à l’issue de laquelle ils revendent toutes leurs participations), vous savez donc qu’à un moment, il faudra trouver une solution de sortie. Si au moment de la levée de fonds vous êtes évidemment OK pour cela (oui, on souhaite être riches et revendre à un groupe dans 5 ans !!!!), dans la réalité votre boite se développe en général moins vite, et les options sont moins nombreuses à la fin. Et si vous ne faites pas partie des super stars du fonds pour qui l’on se bat pour les racheter… vous pouvez bien être contraint de vendre une boite dans laquelle vous vous éclatez pour pas tant d’argent que cela… Certes, ce n’est pas le cas général et vous avez un peu de temps pour anticiper, mais c’est bien de l’avoir en tête.

Le terme change…

Le très long terme est bien souvent à oublier et il va falloir tenir les chiffres « court terme », se focaliser sur la structuration de la boite, la croissance du chiffre d’affaires, éventuellement même au bout de quelques années sur la rentabilité avant de penser à faire un second tour de financement.

Sans aller jusqu’à une gestion trimestrielle comme c’est le cas pour les boites cotées, vous devrez tout de même regarder de beaucoup plus près les chiffres de vente et de croissance.

Quelqu’un au-dessus de votre épaule

Vous êtes totalement focalisés sur votre startup et probablement est-ce la première que vous lancez. Ou en tout cas la première qui va aussi loin. Avoir avec vous quelqu’un qui a déjà vu ça des dizaines de fois, donc certaines startups « stars », qui a vu passer toutes les startups de la place sur le même sujet que le vôtre (pour les fonds – même s’ils se professionnalisent, les business angels n’ont pas la même masse de deal-flow) et qui peut vous amener les meilleures pratiques et les bonnes façons de structurer votre entreprise : voilà quelque chose dont tout startupeur rêverait. Et c’est en partie ce que vos investisseurs peuvent vous apporter et vous apporteront si vous êtes dans la démarche de demander et d’accepter leur apport…

F.G. : « je dirais aussi que c’est une sorte de surmoi : toute décision, même relativement petite, ne peut être prise totalement à l’intuition, elle est rapportée à des questions comme “est-ce que ça va dans le sens de la stratégie annoncée à mes investisseurs”, “est-ce que je me concentre vraiment sur ce que j’avais dit être des priorités”, etc… La présence (même lointaine et peu intrusive) d’actionnaires extérieurs, et la perspective du reporting, oblige à expliciter ses décisions. »

A.N. : « Je pense aussi qu’il est important de jouer le jeux de la nouvelle gouvernance d’entreprise avec les fonds mais qu’il ne faut pas attendre d’eux qu’ils vous disent quoi faire en fonction de leurs autres participations. Pour moi c’est comme en cuisine, je ne crois pas aux recettes (sauf éventuellement en pâtisserie 🙂 ) car tout dépend du matériel, du type de plaques de cuissons, de l’origine des ingrédients….

Un point selon moi très important c’est qu’il faut être conduits par cette maxime “get money from customers, not from investors”, tout du moins le plus possible 🙂 »

Plus de formalisme, du reporting

Levée de fonds rime normalement avec mise en place de reporting et besoin d’être plus carré sur pas mal de morceaux de son business. Et c’est bien !! Naturellement, l’entrepreneur n’apporte que peu d’importance à ses chiffres et au fait de prendre du temps, par exemple une fois par mois, pour voir son tableau de bord et commenter les différentes avancées (ou non) du projet et de la boite. Avec un investisseur derrière vous, vous allez devoir mettre en place un suivi de l’activité… et vous y verrez plus tard bien plus clair sur la bonne marche de votre business. On se sent un peu comme un écolier qui n’a pas bien appris sa leçon les premières fois où l’on présente des chiffres et qu’ils ne sont pas bons… mais les chiffres sont vos amis : ils ne mentent pas. Il faut donc cultiver cette passion pour le reporting, ça vous sauvera certainement la mise un jour ou l’autre !!!

F.G. : « quand on est seul, on a tendance à ne tenir le reporting financier et les prévisions de trésorerie à jour que dans un seul cas : si on manque de cash à court terme (et encore…). Lorsque le cash n’est pas un souci, il y a toujours mieux à faire que de perdre du temps sur Excel, le reporting passe à l’as. Impensable avec des actionnaires dignes de ce nom. »

Plus de moyens financiers

C’est un peu évident, mais la levée de fonds, c’est surtout pour les fonds, hein. Et si vous avez su être malins pour dépenser peu et faire beaucoup jusque-là, ne vous croyez pas trop beaux : vous avez entièrement la capacité de faire très peu avec beaucoup d’argent aussi… L’investisseur est là pour vous aider à bien structurer vos dépenses, ne pas vous faire avoir (des entreprises se sont fait une spécialité de suivre les levées de fonds et de « passer à l’attaque commercialement », notamment pour des dépenses de comm’ 🙂 , apprendre à recruter intelligemment, … et la plupart du temps vous pousser à cramer votre budget, car bien la moitié des entrepreneurs a des oursins dans les poches…

P.L. : « Si les conséquences concrètes d’une levée de fond sur le degré de contrôle des fondateurs, la stratégie de la société et son mode de fonctionnement opérationnel varient donc très largement, on retrouve néanmoins, étape après étape, un certain nombre de constantes liées à ces franchissements de seuil :

  1.  Le développement du champ des possibles. Avec plus de ressources, bien sûr, mais aussi plus de stabilité financière et humaine, de nouvelles opportunités apparaissent pour toutes les fonctions: nouveaux marchés, nouveaux canaux de distribution, nouveaux développements produit, nouvelles capacités techniques,….
  2.  L’accroissement de l’horizon de temps. Pour limité que soit l’horizon de temps des investisseurs, il est généralement bien plus vaste et de toute façon bien plus sûr que le “runway” pré-financement.
  3.  La cristallisation des hypothèses de développement. Même si chacun convient en théorie qu’une start-up est censée s’adapter aussi vite que possible à son environnement, le plan d’une levée de fond marque la “validation” et donc la solidification de certaines hypothèses. Dès lors, les nouveaux investisseurs, les anciens, les employés, la presse, le public, les fondateurs et biens d’autres encore, volontairement ou non, se sentiront plus tenu qu’ils ne l’imaginent par le plan de la levée de fond. Dans la pratique, la marge de manœuvre de la start-up s’en trouvera réduite d’autant.

 Ces conséquences peuvent sembler contradictoires mais dessinent au fond un chemin cohérent. Elles démultiplient les moyens d’atteindre une cible, mais forcent l’organisation à la viser plus précisément et plus efficacement, tout cela au détriment des autres options et des autres opportunités. Aux fondateurs et à leurs partenaires de ne se laisser ni griser par les possibilités nouvelles ni enfermer par le plan initial, en un mot, à eux de trouver le bon tempo. »

Un peu plus d’attention

Lever des fonds attire forcément un peu de lumière sur vous. Les usual suspects que sont devenus les FrenchWeb, TechCrunch, RudeBaguette, Madyness, Clubic Pro, PresseCitron & co évidemment, mais aussi de l’écosystème startup dans son ensemble. Et il faut bien le dire de plus en plus de la presse généraliste qui a bien compris que l’entrepreneuriat est un sujet qui fait vendre (au moins des encarts de publicité). Et bien évidemment de votre propre entourage qui va commencer à se dire que tient, vous n’êtes pas si fou que ça et que votre truc pourrait bien marcher, finalement.

Un peu plus de crédibilité

Cela va avec le point précédent, mais pas que. Vis-à-vis de clients (notamment grands comptes) ou de recrues potentielles, votre boite a d’un coup l’air un peu plus sérieuse lorsqu’elle a quelques centaines de milliers d’euros sur son compte en banque.  Et évidemment, cela a de l’importance pour la bonne marche de votre business : les portes et les téléphones risquent de s’ouvrir un peu plus rapidement ! Surtout si votre investisseur met son réseau (s’il l’a bien cultivé) à votre service.

Un changement des relations entre associés

Hé oui, jusque-là c’était sympa, on était tous dans la même galère. Là on commence à sentir le succès poindre au bout de l’aventure… et il y a là un risque réel de pétage d’équipe. Il est primordial à ce stade de toujours garder la communication ouverte, ne pas changer volontairement la relation et même chercher par tous les moyens à ce qu’elle soit la même qu’avant, et ne pas prendre la grosse tête. Rien n’est fait, ce n’est que le début, et c’est toujours bon de prendre du temps pour 1. se faire des reproches continuellement (ne pas accumuler les petites frustrations qui finissent par vous péter à la gueule) et 2. mettre à plat ses propres objectifs personnels, ses objectifs dans la boite, les objectifs que l’on prête à la boite. Et les partager avec les autres associés pour s’assurer qu’il n’y a pas de divergences majeures.

Le boulot au quotidien n’est plus le même

Si jusqu’à présent vous faisiez un peu tout, il va falloir commencer, avec la croissance des équipes, à accepter de faire votre vrai job. CEO, CTO, chef des ventes, Marketing : plus ça va aller, plus la spécialisation et le focus seront forts. Toute la beauté de la chose réside dans le fait d’à la fois bien vous connaître et d’en même temps savoir où sont les vraies clés de réussite pour la startup. Et de faire matcher les deux. Mais le côté « je fais tout tout le temps » est normalement derrière vous. Votre but est plus maintenant de défricher les choses, les faire une première fois, écrire les processus, et trouver meilleur que vous pour les exécuter. Pour le poste de CEO, la relecture de cet article est toujours intéressante, à mon humble avis.

Welcome Politics !

Si cela n’avait pas été le cas jusqu’à présent, vous allez pouvoir mettre en application vos qualités politiques, pour gérer l’info, les annonces, les intérêts, les objectifs de chacun de vos actionnaires pour être sûr que tout se passe bien, les faire se parler entre eux, les travailler en one-one avant les AG, etc. Enjoy 🙂

F.G. : « – le critère de satisfaction n’est plus exactement le même. Seul à bord, on est content de soi quand on fait mieux que son marché proche, mécontent quand on fait moins bien. Les investisseurs, eux, ont une infinité d’autres opportunités d’investissement. Si votre marché sous-performe, la question à se poser n’est plus “est-ce qu’on s’en sort mieux que d’autres” mais “a-t-on bien choisi et défini son marché”. Ça rend modeste, mais c’est aussi une question assez saine. »

En conclusion, la levée de fonds est un passage obligé pour beaucoup de startup. Ce n’est pas un calvaire, et il y a plein de très bons investisseurs, Business Angels ou Fonds d’investissement type Venture Capitalists, sur la place française et autour. Bien vivre sa levée de fonds est donc possible – mais ce serait se fourrer un doigt dans l’œil que de penser que cela ne changera rien chez vous. Ce n’est donc ni mal, ni bien, c’est un changement d’état dont il vaut mieux avoir conscience pour prendre vos décisions et vous lancer dans cette démarche.


Nous remercions de notre côté vivement Adrien, Fabrice et Patrice qui se sont prêté au jeu du commentaire de texte…

 

Cet article a été initialement publié dans La Lettre Vernimmen.net n°130 de février 2015. Il est repris par Vox-Fi avec due autorisation.

Cet article a également déjà été publié sur Vox-Fi le 23 février 2015.