On ne brasse pas commodément un millénaire et demi d’histoire de notre pays. L’angle d’attaque retenu, principalement l’économique associé à la politique, consiste à dégager non pas les lois mais les lignes de force de cette histoire et ses bifurcations importantes. Nous avions pu apprendre l’histoire au fil de nos classes de lycée ou de lectures diverses, laissant dans nos mémoires des idées parfois floues et discontinues. Ce livre offre un canevas rigoureux et commode pour bien en comprendre le déroulement. On attend le tome II.

L’auteur et les Éditions Gallimard nous autorisent à reprendre ici en bonnes feuilles un moment important : le choix de la France à l’époque du Roi-soleil, d’un mode de développement autocentré, ne prenant pas en compte le puissant socle agricole du pays et tournant le dos aux marchands. Bref, une tentative industrielle trop étroitement couplé à la politique de grandeur louis-quatorzième, un péché mignon de notre pays. L’extrait, très légèrement édité, porte sur les pages 219 et sq.

Issu d’une lignée de la bourgeoisie marchande bien insérée dans le système fisco-financier, Colbert fut le collaborateur de Mazarin jusqu’à sa mort, après quoi il devint contrôleur général des finances. Il concentra progressivement dans ses mains de très vastes pouvoirs, le secrétariat d’État à la Maison du roi puis à la Marine, et fut dans ces fonctions un administrateur hors pair. Les juristes, en particulier, saluent ses ordonnances sur la procédure civile (1667), sur les eaux et forêts (1669), sur la procédure criminelle (1670) et, sur la marine, un véritable Code de commerce, en 1681. Mais c’est évidemment en matière économique que Colbert occupe une place exceptionnelle dans l’imaginaire français où sa haute stature nourrit une polémique sans fin. Notre objectif, plus modeste, consiste à bien distinguer ce qui sépare l’œuvre de Colbert de la politique que met en œuvre au même moment le mercantilisme anglais.

Pour ce dernier, l’essentiel repose, à cette époque initiale du capitalisme, sur une forme très spécifique de commerce international. Il ne s’agit pas encore d’un commerce que les économistes qualifient de « ricardien », un commerce où un pays exporte les biens pour lesquels il dispose d’un avantage comparatif. Il s’agit encore au 17e siècle, dans une large mesure, d’un commerce dit d’entrepôt sur lequel Venise et Gênes avaient antérieurement fondé leur fortune, un commerce où l’on importe des épices, du sucre, du bois, des vins, etc., pour réexporter ces mêmes produits.

C’est en appliquant ce principe à grande échelle que les Hollandais ont fait d’Amsterdam une économie-monde et créé sur ce fondement la première économie moderne. Il y a évidemment une sorte de miracle derrière le succès de ces économies-monde chères à Fernand Braudel et ce miracle tient à ce que les énormes profits générés par ces trafics, de même que les impôts levés à l’entrée et à la sortie des entrepôts, sont payés non pas par le pays mais par les clients finaux. C’est en ce sens que le commerce stimule le développement économique : les profits tirés de l’extérieur entretiennent la croissance interne et le Trésor tire de l’extérieur la part la moins douloureuse de ses ressources fiscales. […] La caractéristique des mercantilismes hollandais puis anglais est d’être entièrement au service des marchands et des négociants car c’est leur richesse qui accroît celle du souverain, comme le résume Josiah Child : « Le commerce extérieur produit des richesses, les richesses de la puissance, la puissance préserve notre richesse et notre foi. » Le rôle de l’État est d’abord de créer les conditions favorables à cette stratégie, […] puis d’utiliser la puissance pour protéger les intérêts du commerce britannique, ce qui conduira à une série de guerres avec la Hollande qui donneront finalement à la marine anglaise une suprématie mondiale sans partage.

Cela posé, on comprend immédiatement pourquoi le mercantilisme de Colbert se situe dans une perspective radicalement différente : l’État monarchique déchire tout simplement en France, à partir de Richelieu, l’alliance mercantiliste entre richesse et puissance, il fonde sa puissance sur le surplus qu’il peut extraire de sa propre économie. Mais comme le reconnaît Philippe Minard, ardent défenseur du colbertisme, la monarchie absolue s’engageait ainsi dans le cercle vicieux évoqué plus haut : pour couvrir ses besoins financiers, « l’État emprunte et offre des placements plus rentables que l’investissement productif, les initiatives restent en conséquence rares en matière d’innovation manufacturière ». Et lorsque les conséquences économiques dommageables de cette politique apparaissent en pleine lumière, c’est à Colbert que Louis XIV demande d’en réparer les dommages. Tâche proprement impossible, évidemment, puisqu’il faudrait renverser l’ordre des facteurs : l’idée que la gloire du roi puisse dépendre de la richesse de la marchandise est tout simplement répugnante. C’est à tort que certains, peut-être inspirés par des débats idéologiques tout à fait anachroniques, accusent alors Colbert d’avoir voulu « substituer l’État à l’entreprise privée » : serviteur dévoué du roi, pragmatique, il a inventé le volet économique de la politique de grandeur en appliquant la seule méthode disponible, celle de l’absolutisme.

C’est ainsi que le colbertisme voudra, sans prêter la moindre attention à l’agriculture, insuffler à un commerce défaillant, à une économie découragée, le sens de la grandeur manufacturière et maritime. Dans la première partie de son ministériat, une douzaine d’années de paix lui offrirent des marges de manœuvre fiscales et le souci nouveau de bonne administration qu’il appliqua avec énergie favorisa les nombreuses initiatives que chacun connaît dans les domaines des manufactures, de la marine, du commerce lointain et des colonies. Mais ces résultats étaient fragiles et leurs faiblesses furent vite exposées dès que l’argent vint à manquer. Les manufactures royales, destinées à servir les demandes de la cour, n’étaient pas préparées à affronter les rudes réalités de la guerre commerciale, les Gobelins faillirent même sombrer. Le protectionnisme auquel s’attache le nom de Colbert fut renforcé en 1667 mais de manière éphémère puisqu’il dut céder, comme on l’a vu, dès 1678 devant les pressions anglaises et hollandaises. Créée en 1664, la Compagnie des Indes orientales censée rivaliser avec ses modèles hollandais ou anglais n’a connu que des vicissitudes avant de se trouver en quasi-faillite en 1785. D’abord encouragées, ravitaillées et finalement directement administrées, les colonies, en particulier les îles sucrières, furent rapidement abandonnées à leur sort. […]

Aussi nuancée que soit sa formulation, le diagnostic est néanmoins clair : les résultats sont au total très en deçà des ambitions et cela pour plusieurs raisons. D’abord parce que, la monarchie ayant à mener la lutte sur deux fronts, la priorité fut constamment donnée à la guerre sur le continent. Ensuite parce que l’absolutisme monarchique et les exigences continuellement répétées de la guerre laissaient comme on l’a vu plus de place aux trafics en tous genres qu’aux initiatives proprement capitalistes. Le commerce international restant une activité marginale, et la course où brillèrent de hardis marins ne constituant qu’un maigre substitut au commerce d’entrepôt, la modernisation de l’économie ne pouvait ensuite trouver les ressources nécessaires (« l’accumulation primitive ») que dans l’agriculture ; on l’a vue au contraire épuisée. Méfiants à l’égard d’un interventionnisme suspecté d’être brouillon, gaspilleur et souvent clientéliste, les négociants et les industriels ont enfin été constamment réticents face à de grands projets « public-privé » trop évidemment subordonnés à des impératifs politiques. Ainsi le mercantilisme colbertiste a-t-il cherché à donner une assise industrielle, commerciale et manufacturière à l’absolutisme louis-quatorzien mais sans jamais parvenir à rivaliser avec ses rivaux anglais ou hollandais. […]

La comparaison entre la France et l’Angleterre nous conduit alors à deux conclusions plus précises. Elle nous invite d’abord à écarter l’idée que le glissement vers l’absolutisme tel qu’observé en France serait en quelque manière une étape nécessaire vers la modernité. En Angleterre, la dynamique absolutiste des Stuarts est enrayée dès la révolution de 1648, elle culmine avec un régicide qui ouvre la voie dans le plus grand désordre à une dictature militaire ; à la mort de Cromwell, une tentative de restauration fait long feu, les conflits civils et politiques se rallument pour déboucher finalement sur la Glorieuse Révolution (1688). Le compromis durable alors noué entre la Couronne, l’aristocratie et la bourgeoisie fait entrer l’Angleterre dans la modernité politique, en phase avec son dynamisme économique. Nous voyons ainsi se consolider outre-Manche un nouveau régime d’économie politique, qualifions-le de « mercantile ». Cela dit l’Angleterre n’est évidemment pas un modèle. pas plus que ne l’est le Grand Siècle de Louis XIV. Celui-ci eut sans doute pour vertu de faire un temps de Versailles la capitale des arts, des mœurs et du goût, du moins aime-t-on en France voir les choses ainsi. Mais c’est en surestimant la portée idéal-typique de ce règne que beaucoup d’analystes en ont donné une interprétation trop brillante, comme si la puissance pouvait se saisir de la richesse sans se préoccuper de sa source. L’économie de la gloire a grippé les ressorts de la prospérité au moment où se déployait un nouvel horizon économique. Les élites, la noblesse et le haut clergé, attirés par la cour et par les pensions royales, se désintéressent de tout ce qui fait la richesse du royaume. Le code d’honneur exclut sous peine de dérogeance toute activité « dégradante ». La vénalité des offices, associée à la gloire royale, prend la bourgeoisie aisée dans les rets d’une promotion sociale artificielle et la détourne de ses ambitions économiques. Là où l’Angleterre déployait avec succès une nouvelle économie politique fondée sur l’intérêt et la liberté, la monarchie absolue plaçait le royaume sous l’empire de la gloire et le culte de l’honneur. Le Grand Siècle, en bref, marque l’histoire de France d’une empreinte indélébile ; par sa grandeur ? bien sûr, c’est-à-dire par la discordance radicale que la poursuite de la gloire a introduite entre l’ambition politique et la dynamique économique.