L’Europe en tant qu’espace économique, financier et monétaire connait la plus grande crise de sa jeune histoire. On en connait quelques raisons « rationnelles » y compris celles relatives à la tromperie d’un de ses membres, mais ce n’est pas le cas de tous ceux dont la dette fait l’objet d’attaque violente depuis quelques jours. Comme de surcroît, il semble que le phénomène s’accélère à un rythme exponentiel et se développe géographiquement (effet de contagion), on ne peut manquer de s’interroger, au-delà des constats macro-économiques, sur les « éléments irrationnels de cette situation ».

Comme la réalité économique n’existe pas en dehors de sa conceptualisation (elle est donc construite, en termes de conventions, d’anticipations rationnelles… ), les représentations, exactes ou erronées, que s’en font les agents réagissent sur cette réalité. Il arrive même fréquemment que les « croyances » puissent créer cette réalité ainsi que Keynes l’avait noté dès 1936. Comme ces croyances peuvent être quasiment arbitraires, ne nous trouvons-nous pas une fois encore, avec cette contagion pays après pays du « sauve qui peut », en présence d’une indétermination essentielle de la réalité économique : comment prévoir les représentations que vont se donner les agents et donc les comportements qui résulteront de ces représentations ?

« En mars 1979, les journaux californiens commencèrent à faire beaucoup de bruit autour d’une importante et imminente pénurie d’essence ; les automobilistes californiens se ruèrent alors sur les pompes à essence pour remplir les réservoirs de leur véhicule. Le remplissage des douze millions de réservoirs (qui, jusqu’alors, restaient aux trois quarts vides) épuisa les énormes réserves d’essence disponibles, et entraîna quasiment du jour au lendemain la pénurie annoncée. » Paul Watzlawick rapporte cet événement dans son livre « L’Invention de la réalité ». Cette anecdote démontre, selon le célèbre psychologue américain, qu’une croyance – même fausse au départ – peut contribuer à forger la réalité.

C’est en 1948 que le sociologue Robert K. Merton (né en 1910) emploie pour la première fois le terme de self-fulfilling prophecy, traduit habituellement par prophétie auto-réalisatrice. Est une prophétie celle qui se réalise parce qu’une ou plusieurs personnes croyaient qu’elle devait se réaliser, celle qui se produit lorsqu’une croyance a modifié des comportements de telle sorte que ce qui n’était que croyance advient réellement.

Merton y montre qu’une croyance a d’autant plus de chances de voir ses conséquences annoncées se réaliser que les gens commencent à y croire. L’exemple le plus connu est celui de l’effet Pygmalion : un professeur qui croit en la qualité de ses élèves va les traiter comme tels et, se sentant valorisés, ces élèves vont se conformer à la vision du professeur pour devenir de bons élèves. Plus clairement, Merton reprend, pour son concept, le théorème de Thomas : « Si les hommes considèrent des situations comme réelles, alors elles le deviennent dans leurs conséquences ». Du « deviens ce que tu es » de Nietzsche (attribué ensuite à Pindare), on passe au « Deviens ce que je crois que tu es… » !

Encore plus profondément, la thèse de Samuel Huntington énoncée dans « Le Choc des Civilisations » ne possédait a priori pas de fondements scientifiques solides : pourtant, l’idée a fait son chemin après le 11 septembre 2001, car elle avait déjà fait parler d’elle autour du président américain, qui en a fait une ligne directrice. Des groupuscules fondamentalistes qui, auparavant, n’avaient pas de réels liens entre eux, se sont alors trouvé affublés d’un nom globalisant par les services secrets US (al qaeda = le réseau) et ont pu, à leur tour, intégrer cette idée du choc des civilisations. Et cette fameuse phrase, contraire à l’idée même de pensée, de se répandre : « si vous n’êtes pas avec nous, vous êtes contre nous ». C’est seulement à partir de là que le choc a des chances de se produire réellement en tant que tel, regroupant les hommes sur des bases qui, jusque là, avaient été parfaitement transgressées.

On ne peut s’empêcher de faire le rapprochement avec la situation actuelle de la zone Euro : quelle attitude est la moins européenne, celle du « il faut sauver le soldat grec » ou celle du Commandeur allemand qui veut réaligner tous ses partenaires sur des bases que celui-ci a piétinées depuis 2008.
Avec ou Contre nous, une fois encore ! C’est donc ainsi que le « choc européen » s’est produit.

Annoncer un risque réel de crise, c’est provoquer la crise. Nier un risque réel de crise ce n’est pas nécessairement empêcher la crise. Jean-Claude Trichet, que l’on a accusé d’immobilisme, a tout simplement attendu à l’automne 2007, que la FED réagisse (ce qui était nécessaire) pour annoncer qu’il n’y avait pas de raisons de s’inquiéter. Cela a tout d’un très beau mouvement, qui a tout de même réussi à garder les places européennes à peu près stationnaires pendant quelques semaines. Ensuite la réalité a rattrapé la prophétie et l’effondrement s’est produit.

En 2010, Jean-Claude Trichet a battu la campagne pendant près de 3 mois pour porter la nouvelle que l’Europe allait/devait se sortir seule de l’ornière, se contentant d’une aide technique du FMI. Puis, il a indiqué que les gouvernements européens étaient en passe de trouver un accord. On était en pleine prophétie tendant à enclencher un cercle vertueux. Face au scepticisme grandissant des marchés, il a dû enjoindre, au cours de cette dernière semaine d’Avril, le gouvernement allemand de conclure et de rappeler haut et fort que la cessation de paiement grecque était totalement exclue. Sans, toutefois, ôter tous les doutes rationnels et irrationnels.

On est ici en présence à la fois d’un cercle vicieux et d’une prophétie qu’il ne faut pas confondre : la base d’un cercle vicieux est un acte ; la base d’une prophétie est une croyance, c’est-à-dire que cela n’existe pas à l’origine, et que c’est son évocation qui rendent vraies les conséquences. Il n’y a pas vraiment de début ni de fin. Le schéma grec, bien identifié correspond à un risque réel quand les considérations portugaises et espagnoles étaient, voici quelques jours, irrationnelles. Mais aujourd’hui ces considérations n’importent plus ! Si les marchés considèrent ces situations comme réelles, alors elles le deviennent dans leurs conséquences. Peu importe que les traders se trompent, que leurs représentations soient justes ou fausses, car les actions conséquentes à une croyance sont identiques que celle-ci soit juste ou fausse.
C’est pourquoi la situation se complique avec le temps. Chacun est responsable, les Européens qui ont décidé de s’afficher devant le FMI pour faire plier la Grèce, et cette dernière jouant la politique du pire. D’une réalité avérée, nous sommes passés à un environnement imprévisible qui risque d’évoluer erratiquement, attrapant les pays dits  « périphériques » et d’autres. La prophétie que nous livre les marchés ne doit pas être auto-réalisatrice. Quelque soit la gravité d’une situation mal pilotée, il est temps de la tempérer par un peu de raison de la part de tous et de revenir dans la vraie vie après le cauchemar de ces dernières semaines. Maintenant ! L’Europe le vaut bien.