Darrell Duffie sur la Monnaie Numérique Banque Centrale
Darrell Duffie est un économiste de Stanford, spécialiste mondialement reconnu en théorie et pratique de la finance. Vox-Fi reporte ici, en traduction française, son témoignage (public) du 9 juin 2021 devant le Sénat américain. Celui-ci s’inquiète en effet d’un vrai retard pris par les États-Unis en matière de monnaie numérique banque centrale (MNBC).
Monsieur le président Warren, etc., je vous remercie de me donner l’occasion de contribuer à votre analyse de la stratégie étatsunienne concernant une Monnaie Numérique de Banque Centrale (MNBC).
Les États-Unis doivent commencer à développer un dollar numérique efficace et sécurisé, ce rôle étant dévolu à la Fed [Réserve fédérale ou banque centrale des États-Unis], qui le distribuerait au grand public par des prestataires de services de paiement réglementés du secteur privé. À l’occasion, les entités concernées doivent initier des améliorations majeures dans le système de paiement américain conventionnel. Peut-être, se demande-t-on, ne serait-il pas nécessaire pour la Fed de déployer un tel dollar numérique. Maintenir la cybersécurité et la confidentialité tout en contrôlant les paiements illégaux requiert une conception technique difficile. Sans un engagement réfléchi du secteur privé, un système de paiement centralisé pourrait également nuire à l’innovation.
Néanmoins, il me semble probable qu’un dollar numérique américain soit finalement déployé. Un effort important pour en assurer la conception devrait être entrepris dès maintenant.
Un tel développement nécessitera des ressources et un temps considérable, peut-être plus de cinq ans. Le processus de développement lui-même conduira à une appréciation beaucoup plus approfondie des coûts et des avantages du déploiement final d’une MNBC et pourrait générer d’importantes retombées technologiques bénéfiques dans d’autres secteurs de notre économie numérique. En outre, le développement d’une MNBC viable pourrait inciter les entreprises qui fournissent actuellement des services de paiement bancaires à se livrer une concurrence plus agressive, tant en termes de prix que d’innovation technologique.
Les États-Unis devraient également se positionner de manière à pouvoir participer aux discussions internationales concernant les normes de conception et d’utilisation des MNBC. La capacité des États-Unis à maintenir leur leadership sur ces questions reposera en partie sur les connaissances et la crédibilité tirées du développement d’une technologie MNBC de pointe. Les États-Unis devraient également préparer une stratégie pour éviter l’essor des cryptomonnaies indésirables et invasives à mesure qu’elles gagnent du terrain dans les paiements américains. Un dollar numérique peut offrir une alternative attrayante et officiellement soutenue.
Pourquoi les banques ne peuvent-elles pas faire cela ?
Les banques américaines sont capables de fournir un système de paiement efficace à faible coût, mais elles ne l’ont pas fait. Les réglementations, les effets de réseau qui limitent l’entrée et leur appétit au profit n’ont pas favorisé un marché ouvert, innovant et concurrentiel. Cela fait quelques siècles déjà que Alice peut payer Bob en demandant à sa banque de débiter son compte de dépôt en faveur de celui de Bob dans sa propre banque. Aujourd’hui, les banques traitent la grande majorité des paiements, qu’ils soient nationaux ou transfrontaliers, de cette simple façon.
Or, un système de paiement interopérable avancé basé sur les dépôts est réalisable mais n’est pas en cours de développement, à ma connaissance. L’appel à des alternatives telles que les sociétés de paiement fintech, les monnaies stables privées comme Diem [le projet de monnaie numérique de Facebook, en remplacement de Libra] et les MNBC, vient de la faible efficacité et du coût élevé du système de paiement actuel, qui repose sur les banques. De nombreux Américains se demandent : « Si la Chine dispose d’un système de paiement de détail si avancé et si peu coûteux, alors pourquoi pas nous ? »
Les commerçants américains mettent trop de temps à recevoir leurs paiements, souvent plus d’une journée. En outre, selon les données de McKinsey, les Américains paient environ 2,3 % du PIB pour les services de paiement, soit beaucoup plus que les Européens, notamment en raison des frais extrêmement élevés pour les cartes de crédit. Et ceci sans que les Américains bénéficient d’un service de meilleure qualité.
Les banques et les fournisseurs de cartes de crédit américains opèrent ce qu’on appelle un marché biface. D’un côté du marché, les commerçants paient des frais de paiement élevés. De l’autre, les consommateurs bénéficient de frais de paiement directs peu élevés, et parfois même des récompenses. Cette approche, combinée aux effets de réseau positifs d’un système de paiement commun pratique à utiliser pour les consommateurs, lie tous les acteurs du marché au système bancaire. Jusqu’à présent, l’entrée de la concurrence sur ce marché a été difficile.
En fin de compte, ce sont les consommateurs qui portent une bonne partie du fardeau des frais des commerçants par le biais de prix plus élevés pour ce qu’ils achètent. En outre, pour effectuer leurs paiements, beaucoup d’entre eux empruntent de l’argent à des taux d’intérêt élevés sur leurs comptes de carte ou stockent l’argent liquide pour effectuer les paiements via des comptes bancaires qui offrent des taux d’intérêt terriblement bas. Les banques ont des « jardins clos » – elles n’ont pas grand-chose à gagner à simplifier la tâche de leurs clients en leur permettant de transférer leurs liquidités au plus offrant.
Les banques ont également sous-investi dans les technologies de paiement qui amélioreraient la vitesse, l’interopérabilité et la programmation des paiements. Pour cette raison et quelques autres, je pense qu’il est temps que le Congrès donne à la Fed le pouvoir légal d’introduire un dollar numérique et d’encourager ou d’ordonner à la Fed de développer et de tester sur le terrain une technologie efficace de dollar numérique jusqu’au point où elle pourrait être déployée dans un délai raisonnablement court.
Les avantages de la MNBC
Le besoin d’inclusion financière milite aussi pour un dollar numérique. Une étude réalisée en 2020 par la Federal Deposit Insurance Corporation estime qu’environ 7,1 millions de ménages américains ne sont pas bancarisés. De nombreux autres ménages sont sous-bancarisés. Comme l’a noté la secrétaire au Trésor Janet Yellen : « Trop d’Américains n’ont pas un accès aisé aux systèmes de paiement et aux comptes bancaires, et je pense que c’est une chose à laquelle une monnaie numérique de la banque centrale pourrait contribuer. »
La technologie MNBC ouvre aussi l’opportunité d’une mise en œuvre plus efficace de la politique fiscale et monétaire. Par exemple, la pandémie de Covid-19 a révélé la grande différence qu’un dollar numérique pouvait faire pour diffuser très vite des aides gouvernementales à des millions d’Américains. Avec la MNBC, la Fed améliorerait également la transmission de la politique monétaire en exploitant la technologie de la monnaie numérique, la mesure en temps réel des variables monétaires, et peut-être en offrant des intérêts sur la MNBC.
Les défis pour une MNBC
Le plus grand défi pour les concepteurs de MNBC est de protéger la confidentialité des transactions tout en contrôlant efficacement la légalité des paiements, notamment en ce qui concerne le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme. Si ces responsabilités sont absorbées par un régulateur central, de vastes référentiels de données devront être protégés contre les cyberattaques et la surveillance indue. Si les nouvelles technologies cryptographiques peuvent répondre à ces préoccupations, des bases de données centralisées contenant des informations personnelles risquent de ne pas être bien perçues par le public étatsunien. La Chine n’a pas hésité à concentrer les données de paiement de la MNBC entre les mains de sa banque centrale, mais la Chine est un État autoritaire.
Une autre inquiétude serait que la Fed fasse un faux pas dans la conception de sa MNBC ou que la MNBC subisse un accident opérationnel. Des millions d’Américains pourraient en pâtir. La Fed étant responsable en dernier ressort devant le Congrès, cela pourrait porter atteinte à son indépendance en tant que banque centrale. Le dollar numérique ne peut être déployé pour un large usage public tant que la technologie n’est pas « à l’épreuve des balles », dans les limites des dernières technologies. D’où l’importance de donner le feu vert à la Fed pour commencer les travaux dès maintenant.
La plus grande mobilité de l’argent associée à une MNBC va obliger les banques à se concurrencer plus agressivement pour les dépôts, ce qui peut entraîner une hausse des taux d’intérêt sur les dépôts. Cela serait bon pour les consommateurs mais pas pour les actionnaires des banques. Je ne m’attends pas à ce que le montant du crédit offert par les banques en souffre de manière significative. Aujourd’hui, on n’entend aucune banque dire qu’elle accepte un prêt non rentable au prétexte, irrationnel, qu’elle se rattrape des pertes associées grâce aux taux de dépôt inférieurs aux taux de marché. À contexte macroéconomique donnée, l’ensemble des prêts qu’il est rentable pour les banques de proposer resterait probablement à peu près le même. Et en tout cas, le gouvernement américain ne devrait pas permettre la persistance d’un système de paiement inefficace afin que les déposants puissent subventionner les banques.
En bref, je ne crois pas que le potentiel de perturbation des banques, bien que réel, doive être considéré comme un motif majeur d’éviter les MNBC. Le secteur bancaire est probablement conscient que la perturbation est à venir, d’une manière ou d’une autre, et doit se préparer à offrir aux Américains un meilleur système de paiement.
Cet article a été publié sur Vox-Fi le 28 octobre 2021. Le texte est écourté et légèrement édité par Vox-Fi. L’original en anglais est disponible ici.