Sur le travail

Dans une société coopérative de production, est-il juste ou non que le talent ou l’habileté donnent droit à une rémunération plus élevée ?

Ceux qui répondent négativement à la question font valoir l’argument suivant : celui qui fait ce qu’il peut a le même mérite et ne doit pas, en toute justice, être placé dans une position d’infériorité s’il n’y a pas faute de sa part ; les aptitudes supérieures constituent déjà des avantages plus que suffisants, par l’admiration qu’elles excitent, par l’influence personnelle qu’elles procurent, par les sources intimes de satisfaction qu’elles réservent, sans qu’il faille y ajouter une part supérieure des biens de ce monde ; et la société est tenue, en toute justice, d’accorder une compensation aux moins favorisés, en raison de cette inégalité injustifiée d’avantages plutôt que de l’aggraver encore.

À l’inverse, les autres disent : la société reçoit davantage du travailleur dont le rendement est supérieur ; ses services étant plus utiles, la société doit les rémunérer plus largement ; une part plus grande dans le produit collectif est bel et bien son œuvre ; la lui refuser quand il la réclame, c’est une sorte de brigandage. S’il doit seulement recevoir autant que les autres, on peut seulement exiger de lui , en toute justice, qu’il produise juste autant, et qu’il ne donne qu’une quantité moindre de son temps et de ses efforts, compte tenu de son rendement supérieur.

Qui décidera entre ces appels à des principes de justice divergents ? La justice, dans le cas en question, présente deux faces entre lesquelles il est impossible d’établir l’harmonie, et les deux adversaires ont choisi les deux faces opposées ; ce qui préoccupe l’un, c’est de déterminer, en toute justice, ce que l’individu doit recevoir ; ce qui préoccupe l’autre c’est de déterminer, en toute justice, ce que la société doit lui donner. Chacun des deux, du point de vue où il s’est placé, est irréfutable et le choix entre ces points de vue, pour des raisons relevant de la justice, ne peut qu’être absolument arbitraire. C’est l’utilité sociale seule qui permet de décider entre l’un et l’autre.

Sur les impôts

Que de règles de justice encore, et combien inconciliables, auxquelles on se réfère quand on discute de la répartition des impôts ! Les uns sont d’avis que le versement fait à l’État soit proportionnel aux moyens pécuniaires du contribuable. Selon d’autres, la justice exige ce qu’ils appellent un impôt progressif : un pourcentage plus élevé doit être imposé à ceux qui peuvent épargner davantage.

Du point de vue de la justice naturelle, on pourrait présenter un plaidoyer fortement charpenté en faveur de la thèse suivante : il faut renoncer à tenir aucun compte des moyens pécuniaires et exiger de tous (quand la chose est possible) le paiement de la même somme [un impôt par capitation, ce qui Margaret Thatcher avait voulu imposer, NDLR] ; ainsi les membres d’un mess ou d’un club paient tous la même somme pour obtenir les mêmes avantages, qu’ils aient ou non pour la payer les mêmes facilités.

Puisque la protection de la loi et du gouvernement (pourrait-on dire) est assurée à tous et que tous la réclament également, il n’y a aucune injustice à la faire payer par tous au même prix. On considère comme une chose juste et non comme une injustice qu’un marchand fasse payer le même prix à tous ses clients pour le même article, et non pas un prix qui varierait avec leurs ressources. Cette théorie, appliquée à l’impôt, ne trouve pas d’avocats, parce qu’elle est en trop forte opposition avec nos sentiments d’humanité et notre sentiment de l’intérêt social ; mais le principe de justice qu’elle invoque est aussi vrai et aussi obligatoire que ceux qu’on peut lui opposer. Et ainsi, il exerce une influence implicite sur les moyens de défense employés en faveur d’autres modes de répartition des impôts.

On se sent obligé de montrer que l’État fait plus pour le riche que pour le pauvre, quand on veut justifier la contribution supérieure exigée du riche ; et pourtant cela, en réalité, n’est pas vrai, car les riches seraient beaucoup plus capables de se protéger eux-mêmes en l’absence de loi ou de gouvernement, que les pauvres, et, même, à la vérité, réussiraient probablement à réduire ceux-ci en esclavage. D’autres encore vont si loin dans leur attachement à ce même principe de justice qu’ils soutiennent que tous devraient acquitter un impôt personnel égal pour la protection de leurs personnes (celles-ci ayant pour tous une égale valeur) et impôt inégal pour la protection de leurs biens (qui sont inégaux). À cela d’autres répondent que l’ensemble des biens d’un homme a autant de valeur pour lui que l’ensemble des biens d’un autre. Il n’y a pas moyen d’échapper à ces confusions que de faire appel à l’utilité sociale.