La masse de liquidité disponible et le contexte de taux bas de ces dernières années ont largement poussé les entreprises à des rachats successifs de différentes cibles.

Or celles-ci ont la plupart du temps été achetées au prix fort et ce dans un contexte d’argent facile, faisant exploser les différents records de transactions sur la dernière décennie. Ainsi, avec une croissance de 64 % en valeur sur l’année, les opérations de fusions-acquisitions ont atteint un chiffre record de plus de 5 000 Md$ en 2021. Le nombre de transactions a également augmenté de 20%[1] en nombre sur la même période…

Dans le cadre d’une acquisition, la valorisation d’une entreprise est décorrélée de sa performance actuelle et de la valeur de son actif net, et se base à l’inverse sur ses perspectives de croissance future et sur son capital immatériel. Ce dernier peut être composé par exemple de la qualité de son personnel, de sa gouvernance, de son portefeuille client ou encore de ses relations fournisseurs. Une entreprise cible va donc être rachetée pour un prix représentant un certain nombre de fois la valeur comptable de son actif net, ce qui va mécaniquement générer un écart d’acquisition inscrit à l’actif de l’acquéreur. Si celui-ci ne parvient pas à identifier de manière fiable les incorporels pris en compte dans le prix convenu, il en résulte un écart résiduel plus communément appelé survaleur ou goodwill, qui restera inscrit en tant que tel à l’actif de la société mère.

Très concrètement, le dernier bilan consolidé du groupe LVMH laisse par exemple apparaitre au 30 juin 2022 un écart d’acquisition net de l’ordre de 25 Md€, auquel s’ajoute la valeur des incorporels (marques, enseignes…) d’un montant identique, soit 51 Md€ généré par les acquisitions successives sur les 131 Md€ inscrits au bilan consolidé[2].

 

Obligations normatives et enjeux économiques

Afin de respecter l’environnement normatif (et notamment la norme IAS 36), les entreprises doivent réévaluer chaque année la valeur comptable de leurs goodwills, selon une méthode largement reprise par les différents acteurs du marché, c’est-à-dire en comparant la valeur de l’actif par rapport aux flux actualisés de l’unité génératrice de trésorerie auquel il se rapporte. Cette méthode, communément appelée Discounted Cash Flow (flux de trésorerie actualisés) est éprouvée depuis presque une décennie puisque dès l’année de la mise en œuvre de la norme en 2013, un rapport élaboré conjointement par Vivendi, IMA (Institute of Management Accountants) et Ricol Lasteyrie avait mis en exergue l’hégémonie de cette méthode d’évaluation.

Dans les faits, cette méthode a l’avantage de prendre en compte les perspectives économiques de l’entité, ainsi que certains autres aspects conjoncturels. Ainsi, la valeur retenue correspondra aux flux de trésorerie prévisionnels (horizon 5 ans) actualisés par un taux reflétant :

  • La rentabilité attendue par les actionnaires
  • Le taux d’emprunt
  • Des facteurs clés de risque associé à la géographie, à la devise, au risque du marché..

Pour reprendre l’exemple de LVMH, le cumul du Goodwill et des incorporels représente ainsi près de 40% du total du bilan du groupe, qui doit donc être testé chaque année à l’aide d’une modélisation DCF, et donc d’une estimation du management.

Or qu’observons-nous depuis quelques mois ? Sous l’impulsion de la FED, banque centrale des États-Unis, et dans une logique monétariste qui nous rappelle les actions menées au début des années 80, la BCE a emboité le pas en annonçant une hausse des taux directeurs de 50 points de base afin de contrer tant bien que mal le grand retour de l’inflation sur fond de crise énergétique.

Dans le même temps, les goodwill et actifs incorporels n’ont jamais représenté une valeur aussi importante cette année : presque le tiers de la capitalisation s’agissant des entreprises du CAC40. A l’échelle mondiale, le total frôle 9 Tr$ rien que pour les groupes cotés en bourse, comme le révèle l’étude Gift 2021 récemment publiée par le cabinet comptable Brand Finance []référence internet].

Devons-nous dès lors nous attendre à de lourdes dépréciations à venir et à de fortes turbulences sur le marché des actions d’ici à la clôture de l’année 2022 ?

 

Risques de turbulences boursières

Mécaniquement, le coût moyen pondéré du capital va englober des primes de risque plus conséquentes, un taux sans risque plus élevé au regard des politiques monétaires, sans compter d’autres facteurs qualitatifs liés à la performance historique de l’entité en question. En résultera nécessairement, d’un point de vue arithmétique, une valeur réduite des flux actualisés et un risque accru de dépréciation.
On perçoit mal comment éviter des dépréciations massives et envoyer dès lors un signal négatif au marché quant aux performances espérées par les directions des groupes cotés.

Rappelons-nous ainsi de Atos[3] qui, à la clôture 2021, plongeait en bourse après avoir annoncé notamment 1,9 Md€ de dépréciation de goodwill et d’actifs incorporels sur contrats, soit une baisse de 30% du cours depuis le début de l’année. En 2017, c’était le cours de Toshiba qui marquait une forte dégradation de son cours après la dépréciation de l’écart d’acquisition en lien avec les activités nucléaires pour près de 6 Md€.

Cependant, plusieurs réflexions peuvent tendre à restreindre la surréaction que l’on pourrait attendre des marchés à l’approche de la communication des premiers résultats à venir :

Premièrement, ces derniers agissent par anticipation et ont d’ores et déjà pris en compte dans leurs analyses les conséquences des décisions adoptées par les différentes banques centrales ces dernières semaines. Une hausse significative des taux faisant craindre un tassement de l’activité économique, la baisse de performance et la décorrélation plus prononcée entre les données prévisionnelles et celles à date ont provoqué le repli du marché boursier, sans attendre les résultats des sociétés parus au 1er trimestre 2022.

Par la suite, les dépréciations constatées sur les actifs incorporels pourront inciter les marchés à revoir leur appréciation négative des performances attendues. Certains travaux de recherche (notamment menés par Claes Christiansen) ont notamment prouvé que le cours de bourse d’une entreprise ayant constaté une dépréciation du goodwill était plus performant que celui d’une entreprise n’en ayant pas constaté, tout simplement puisque le marché récompense alors la fiabilité de l’information qui lui parvient, la plausibilité des données et la qualité de l’audit financier réalisé. Cet effet contre intuitif avait par exemple été remarqué en 2014 après les records de dépréciation observés cette année-là.

De toute évidence, l’exercice de réévaluation des écarts d’acquisitions et des incorporels acquis va donc être un exercice particulièrement délicat pour la clôture des comptes annuels de l’exercice 2022. Les résultats présentés par les directions financières conforteront ou non les anticipations prises par les investisseurs. L’information communiquée par les émetteurs devra nécessairement présenter avec clairvoyance les hypothèses retenues et faire preuve de rigueur quant au cheminement des résultats présentés. En ce sens, on peut d’ores et déjà parier que la transparence de l’information et une communication accrue sur le sujet seront les éléments les plus cruciaux pour rassurer les investisseurs, et rapprocher ainsi leurs anticipations de celles des dirigeants, ces derniers n’ayant pas nécessairement à craindre un engagement en faveur d’une communication approfondie, transparente et volontaire.

 

[1] M&A Insights : Une croissance record de 64 % de la valeur des opérations de fusions-acquisitions en 2021 au niveau mondial – Allen & Overy (allenovery.com)

[2] Rapport financier semestriel (lvmh-static.com)

[3] Atos : Nouveau plongeon en Bourse d’Atos, qui annonce une forte dépréciation de ses actifs – BFM Bourse (tradingsat.com)