Faut-il avoir peur de la Chine ? A propos du livre « La visée économique de la Chine » de A. Brunet et JP Guichard.
Les succès sur tous les fronts de la Chine provoquaient l’admiration. Désormais, ils inquiètent. Les politiques s’en emparent. De bons intellectuels s’en font l’écho.
Parmi eux, Antoine Brunet et Jean-Paul Guichard, deux excellents économistes (A. Brunet était le chief economist de HSBC France dont les chroniques conjoncturelles étaient très suivies). Leur livre, bien documenté et argumenté, est un véritable pamphlet, sans nuances, un cri d’alarme1. Pour eux, la Chine forme désormais un dangereux mélange : hégémonisme économique + dictature totalitaire. Les risques géopolitiques sont sérieux. Rien moins qu’un parallèle avec l’Allemagne nazie est dressé dans le livre. Le réveil s’impose. « Le conflit avec la Chine totalitaire n’est plus à venir, il est présent ! » (p. 15) Le nier revient à se mettre dans le camp des Daladier et Chamberlain.
Avant d’aborder l’argument, notons par curiosité que ce type de discours s’est déjà manifesté en Occident au début du XXe siècle. C’était l’époque où l’on parlait du péril jaune, craignant d’ailleurs davantage la déferlante démographique que la domination économique de la Chine. Pour les curieux, on recommande de télécharger, depuis ce site, le fascinant ouvrage de Edmond Théry, Le péril jaune, Paris, 1901 (attention : 12 mégaoctets !). Cela ne manquait pas de sel à une époque où l’Occident achevait la mise en place des traités inégaux (de sinistre mémoire chez les Chinois) et où, toujours avec le soutien de l’Occident, le Japon allait commencer son dépeçage de la Chine.
La thèse de Brunet et Guichard s’appuie sur l’histoire. Il n’est pas de puissance qui ne soit arrivée à sa position dominante sans l’appui initial d’un commerce extérieur fortement excédentaire : la Hollande au XVIIe siècle, le Royaume-Uni au XIXe siècle, l’Allemagne à la fin du XIXe siècle (dont l’élan vers l’hégémonie n’a pu être arrêté qu’au terme de deux guerres mondiales), les États-Unis depuis la moitié du XXe siècle. La montée de l’Asie depuis 40 ans se fait à coups d’excédents commerciaux, la Chine désormais à échelle démultipliée. Elle renversera la position dominante des États-Unis d’ici peu.
Quelles sont les forces économiques à l’œuvre dans ces surgissements répétés ? Brunet et Guichard mobilisent pour cela le mercantilisme, qui leur semble le cadre de pensée le plus pertinent. Ils se font les avocats des Colbert et William Petty, leurs initiateurs. La prospérité d’une nation vient de sa capacité à exporter ses biens et services contre les devises (l’or à l’époque) du pays importateur. Keynes lui-même n’était pas insensible à l’argument : il voyait dans les exportations un soutien à la demande et donc à l’activité interne. Une politique mercantiliste passe donc par une subvention extrême aux exportations et au contraire la limitation des importations. La Chine ne le fait pas tant aujourd’hui par le jeu des droits de douane que par une politique de sous-évaluation de sa monnaie (elle a dévalué le yuan fortement entre 1990 et 1994) et par des mesures protectionnistes plus indirectes, tel que le contrôle des capitaux.
On sait que le courant dominant en économie réfute violemment cet argument : le pays qui dégage des excédents commerciaux trop massifs exporte son travail et ses ressources contre des créances sur le pays débiteur (du papier-monnaie aujourd’hui et non plus de l’or). Il distrait des ressources au bénéfice des pays étrangers et maltraite ses consommateurs. Le protectionnisme est une perte collective, engageant les nations dans une dangereuse course vers le bas ; il l’est surtout pour le pays qui le pratique.
Quoi qu’il en soit, la Chine a joué ses atouts intelligemment, ce que montrent très bien les auteurs : à la différence du Japon de l’après-guerre, elle a démarré son processus de croissance, à l’arrivée de Deng Tsiao Ping, en attirant les capitaux étrangers, leur faisant miroiter la stabilité politique et le coût quasi-nul de sa main-d’œuvre, plutôt qu’en constituant des grands groupes exportateurs propres à concurrencer les firmes occidentales. C’est en s’insérant modestement au début dans la division internationale du travail que la Chine a acquis compétence industrielle, savoir-faire, technologie, etc., remontant progressivement la chaîne de valeur ajoutée. À une échelle minuscule en comparaison, Taïwan et Singapour avaient développé la même stratégie préalablement (et on sait l’admiration de Deng pour Lee Kuan Yew, le grand dirigeant singapourien). Les grands industriels américains ont donc soutenu la Chine, en qui ils voyaient non des concurrents, mais une source de profits, alors que, dès les années 1980, les États-Unis, menacés par les Sony et les Toyota, se sont violemment opposés à la stratégie exportatrice du Japon et ont su imposer la réévaluation du yen (à ce point violente qu’elle a provoqué la crise des années 90 dont le Japon ne s’est toujours remis). Ce n’est qu’à présent que la Chine constitue, avec les Haier, Huawei et ZTE, des firmes multinationales puissantes. Mais trop tard, la puissance industrielle est acquise.
La Chine a aussi renforcé son avantage concurrentiel par deux mécanismes proprement « totalitaires » :
- le système du hukou, passeport intérieur, mis en place à l’époque maoïste, mais qui est soigneusement laissé en place pour freiner l’exode rural et éviter la déstabilisation sociale. Mais son effet plus important encore est de créer un sous-prolétariat d’origine rural à disposition des grandes manufactures côtières, propre à peser sur les salaires ;
- la politique de l’enfant unique qui allège le coût de la vie pour les ménages et autorise des salaires très bas.
Parmi les avantages du mercantilisme, mentionnons qu’accumuler des devises permet en général d’avoir des finances publiques très saines ; des taux d’intérêt très bas, favorables à l’investissement ; une certaine inflation, d’autant que la masse monétaire a toujours tendance à croître sous l’afflux des devises, mais le mal est bénin et permet en retour d’huiler les rouages de la croissance. (William Petty avait noté, à l’époque où l’or était l’instrument monétaire en usage, qu’un pays structurellement importateur perd sa substance monétaire, ce qui l’oblige à la déflation et nuit à sa croissance.)
Quel sursaut pour l’Occident ? Réponse : le protectionnisme
Les moyens du sursaut occupent un court dernier chapitre. Ils relèvent tous du protectionnisme : si on ne peut forcer les Chinois à réévaluer le yuan, il faut s’arranger pour instaurer des droits de douane ; si on ne peut réformer l’OMC qui très imprudemment a admis en son sein la Chine, il faut la quitter et former une OMC-bis avec de nouvelles règles du jeu, permettant notamment de taxer lourdement les produits chinois. (Les auteurs ne portent pas dans leur cœur Pascal Lamy et au contraire tressent des louanges à Emmanuel Todd, le chantre du protectionnisme.)
Avant d’articuler modestement quelques contre-arguments, votons un blâme à l’éditeur (L’Harmattan). L’ouvrage méritait mieux que le traitement éditorial qui lui est réservé : nombreuses coquilles, phrases qui sautent, références bibliographiques absentes, bien sûr pas d’index (mais ceci est devenu habituel dans l’édition française), quelques redites qu’une relecture simple aurait permis d’éliminer. Rien qui donne envie à un auteur d’y proposer son manuscrit.
Quelques raisons de ne pas désespérer
Il faut voir que le chemin qu’a poursuivi la Chine depuis la fin de l’ère maoïste2 lui a été recommandé par toutes les grandes institutions internationales, FMI, Banque mondiale et autres. Dans une perspective longue, c’est un succès magistral. On a envie de demander aux auteurs quel est le monde le plus instable : celui où une population chinoise de 1,3 milliard d’habitants, et celle d’autres grands pays avec elle, continuent à végéter dans la pauvreté et l’abrutissement ? Ou bien le retour de la Chine dans le « concert des nations », avec les risques géopolitiques associés bien sûr ? D’autant que ce retour ne lui est pas réservé, puisque d’autres pays laissés dans l’ombre par l’histoire la suivent, une histoire au demeurant marquée par le colonialisme européen ?
Pour autant, le problème est là : autant il était possible d’absorber facilement, dans un processus gagnant pour tous, l’émergence des « petits » tigres asiatiques, autant le même processus pour un pays qui dépasse le milliard d’habitants est un changement tectonique. Le succès chinois provoque un choc majeur sur les économies tierces, peut-être davantage d’ailleurs sur les autres économies émergentes que sur les pays développés.
On est donc conduit, un peu par joie mauvaise et pour retrouver l’optimisme, à pointer les grandes difficultés qui attendent le géant chinois. J’en vois cinq :
1- La fin du « dividende démographique ». C’est une caractéristique importante de la formidable croissance chinoise de bénéficier :
- d’un côté d’une forte croissance de la population urbaine (on l’estime pour la période 2000-2005 à 4,1 % l’an !) et dont on sait qu’elle est employée à des activités à plus forte productivité que celles de la population rurale,
- de l’autre d’un taux de dépendance (ratio des inactifs sur les actifs) historiquement faible, conséquence de la politique de l’enfant unique et de la transition démographique.
Ce dividende représente facilement la moitié de la croissance tendancielle du PIB chinois, un fait largement négligé en Occident. On devine qu’il va fortement décroître dans les décennies à venir en raison du vieillissement de la population. Les dividendes démographiques se remboursent un jour ou l’autre.
2- La réévaluation du yuan est à l’œuvre. Il ne s’agit pas nécessairement d’une réévaluation « externe », via une hausse de la parité yuan/dollar. Il s’agit d’une réévaluation « interne » par progression des coûts salariaux. Les salaires croissent à plus de 15 % l’an. Le salaire mensuel minimum dans la région de Shenzhen est déjà de 1 500 yuans, soit 182 €. Le marché du travail se segmente de plus en plus : avec la progression technique de leurs industries, un personnel plus qualifié est requis, pour lesquels les salaires commencent à ressembler aux salaires européens. Ce qui conduit au 3e facteur de danger…
3- Il y a toujours plus chinois que soi. Pendant longtemps, la Chine a fait plus de mal aux pays en voie de développement, à qui elle barrait la voie d’une stratégie à l’exportation, qu’aux pays développés qui pour le moins profitaient de l’arrivée d’imports à bas prix. À présent, des pays ont une configuration technicité/coût plus favorable pour quantité d’industrie, tel que le montage de produits électroniques ou le textile : Vietnam, Indonésie, Philippines, etc. Et à l’inverse, le choix que font les entreprises chinoises de retenir la technologie la plus avancée, à un moment où une immense population rurale reste aux marges du marché du travail, risque de poser un vrai problème d’emploi pour les travailleurs non qualifiés. Le très rapide creusement des inégalités de revenus en Chine en témoigne.
4- Il n’est pas facile de gérer un taux de change bas. On dit traditionnellement qu’une banque centrale a plus de mal à défendre sa monnaie contre une baisse (il faut déstocker ses devises pour racheter sa monnaie) que contre une hausse (il suffit d’imprimer davantage de yuan pour racheter du dollar). Mais l’afflux de dollars doit être stérilisé pour éviter un gonflement de la masse monétaire et éviter l’inflation. Pour la Banque populaire de Chine, l’exercice devient acrobatique. Il passe par des taux d’intérêt très bas (mais qui nourrissent des bulles immobilières et un surinvestissement) ; et quand même par une inflation qui ronge la compétitivité du yuan. La transition vers un mode de développement davantage autocentré, plus tourné vers la demande intérieure et moins vers l’exportation, devient particulièrement délicate.
5- Oui, la croissance s’accommode de la dictature, mais à un stade initial de développement, dans les phases de rattrapage. Quand le pays est à la « frontière technologique » ou doit aborder des gestions plus complexes telles que la fourniture de services publics efficaces, les services aux personnes ou la préservation de l’environnement, le développement économique devient plus complexe, plus décentralisé, reposant davantage sur les motivations individuelles et l’échange libre d’information. En bref, tout ce qu’apporte avec tous ses défauts la démocratie. Le Parti communiste chinois fonctionne aujourd’hui comme un vaste patronage, où chaque membre exploite au mieux de ses intérêts propres sa position de pouvoir. À vrai dire, les succès économiques chinois ont tendu récemment à freiner le rythme des réformes, à raidir le régime, à favoriser la corruption, à faire passer au second rang cette génération de remarquables fonctionnaires qui ont piloté la reconstruction post-maoïste du pays. Au moment où la société civile se fait davantage entendre, il est notable que le régime se ferme aux nécessaires évolutions économiques. Rien de bon pour la croissance.
La Chine va acquérir une position de premier plan dans le monde. Elle devra de gré ou de force abandonner sa politique mercantiliste et satisfaire davantage les besoins de sa population. Brunet et Guichard ont raison d’observer qu’une puissance qui se construit le fait par l’excédent extérieur. Mais une puissance installée paie son pouvoir tout neuf par des déficits extérieurs et une réduction drastique des protections douanières, comme l’ont fait les États-Unis dès après la guerre et le Royaume-Uni dans la seconde moitié du XIXe siècle, à chaque fois par un processus pacifique. Le processus peut être instable et conduire comme trop souvent dans l’histoire sur une route tragique3. On peut s’en inquiéter. Mais il n’est pas certain qu’aviver les tensions protectionnistes soit le plus sûr moyen de limiter ce risque.
1. Brunet, Antoine et Jean-Pierre Guichard, « La visée économique de la Chine. L’impérialisme économique », L’Harmattan, 2011. Le livre a été nominé pour le prochain Prix Turgot 2012.
2. 1979, ce qui veut dire en passant que l’ère post-maoïste est désormais plus longue, 33 ans, que la période du pouvoir de Mao (30 ans).
3. Les auteurs citent l’exemple de l’Allemagne dont la course à l’hégémonie a été meurtrière. Mais, pour ce qui concerne la période de l’entre-deux guerres, l’exemple est mal choisi. L’Allemagne hitlérienne n’a pas été mercantiliste : elle a abondamment emprunté pour son développement et surtout pour son réarmement. Son solde extérieur était largement déficitaire.