Dans le numéro de décembre 2012 de la revue Échanges, Jérôme Haas donne une interview dans laquelle il présente le rôle et les missions de l’Autorité des normes comptables (ANC) qu’il préside. L’une des missions de l’ANC consiste à porter la voix de la France dans le processus d’élaboration des normes comptables internationales, IFRS. Plusieurs de ses remarques portent donc légitimement sur ces normes. Pour autant, certaines d’entre elles paraissent discutables, voire erronées.

Gilbert Gélard et Christophe Marion ont passé l’interview de Jérôme Haas au filtre du « fact checking », désormais à la mode dans le débat politique. Voir ci-joint, sous forme de tableau, le résultat de cet exercice de vérification. Une version plus littéraire et moins précise de l’exercice a été publiée dans le numéro de février 2013 de la revue Echanges. Pour commentaires.

 

 

Ce que dit Jérôme Haas

Ce que répondent les auteurs

[Les IFRS sont adoptées] avec des réserves très substantielles, comme au Canada

Faux

Les IFRS sont appliquées au Canada.

Il existe une exemption temporaire pour les sociétés dont les activités sont à prix régulés, en attente de la publication de la norme IFRS sur ce sujet.

 

Au Canada, comme dans la plupart des pays, des normes nationales existent, pour les comptes sociaux ou les sociétés non cotées. Même si elles s’inspirent des IFRS, il ne s’agit pas des IFRS.

[Les IFRS] ne sont pas appliquées par deux très grands pays : les Etats-Unis et le Japon

Faux

Aux Etats-Unis, les sociétés étrangères peuvent lever des capitaux en utilisant les normes IFRS. Ces sociétés sont dispensées de produire un rapprochement avec les US GAAP (nécessaire pour la plupart des autres référentiels comptables).

 

Au Japon, il en va de même pour les sociétés étrangères. De plus, des entreprises cotées japonaises peuvent appliquer les IFRS. En mars 2013, 17 sociétés japonaises ont fait ce choix. Selon l’IASB, une trentaine de sociétés japonaises sont en cours de transition.

Les IFRS privilégient des règles permettant de rapprocher les comptes le plus possible des valeurs de marché

Faux

En IFRS, la plupart des actifs et passifs des entreprises, en particulier industrielles et commerciales, restent comptabilisés au coût. En cas d’indice de perte de valeur, une dépréciation est constatée ; ce principe s’applique aussi en France.

S’ensuit une vision de court terme

Faux

C’est faux, puisque le postulat est faux (voir ci-dessus).

 

Par ailleurs, il est clair que la comptabilité ne doit pas être « court termiste ». Doit-elle pour autant être « long termiste » et masquer les difficultés, au prétexte qu’elles seraient passagères ?

Il est généralement admis que la comptabilité doit être neutre, autant que possible, et laisser le lecteur des comptes se faire une opinion.

[Les sociétés cotées] n’utilisent plus guère leurs comptes en IFRS pour communiquer aux marchés

Tendancieux

Le président de l’ANC veut-il dire que les sociétés auraient communiqué en IFRS et se seraient arrêtées de le faire ? Ce serait faux. En réalité, les entreprises ont toujours utilisé des indicateurs non normés, et elles continuent à le faire.

 

Les régulateurs de tous les pays veillent à ce que les indicateurs non normatifs soient rapprochés des indicateurs IFRS. Avant les IFRS, les indicateurs non normés devaient être rapprochés des normes nationales.

Il suffirait de quelques changements pour revenir à plus de réalisme dans les normes

Contradictoire

Soit ces normes sont aussi complexes que présenté, et alors il ne peut suffire de quelques changements.
Soit il suffit de quelques changements. Dans ce cas, qu’on en fasse la liste et qu’on les soumette pour amélioration.

Il faut aussi signaler que […] l’IASB […] est un organisme privé

Tendancieux

Ce rappel vise-t-il à discréditer l’IASB en tant que normalisateur du fait de son statut d’organisme privé ?

 

Ce qui rend légitime pour répondre à l’intérêt général, ce n’est pas le statut public ou privé, mais la gouvernance et le processus ouvert. En effet, lorsqu’un organisme public est partial, il est  moins légitime qu’un organisme privé qui a une gouvernance reconnue.

L’évaluation à la valeur de marché a trompé les lecteurs des comptes

Faux, à triple titre

D’abord, les actifs ne sont guère plus à la juste valeur en IFRS qu’en normes françaises. Pour les banques, les titres de transaction sont à la juste valeur dans les deux référentiels et les prêts et créances sont au coût historique dans les deux référentiels.

 

Ensuite, toutes les études conduites depuis la crise montrent que la juste valeur n’a pas eu d’impact (Barth et Landsman, Laux et Leuz et Shaffer). En France, aucune des trente recommandations contenues dans le rapport de René Ricol au Président de la République sur la crise financière ne propose de supprimer les quelques références à la juste valeur existant en IFRS.

 

Enfin et surtout, faire le lien entre la crise financière et les IFRS revient à demander au référentiel comptable d’éliminer les crises financières. Les crises sont inhérentes au capitalisme, et ne sont ni dues à la comptabilité, ni évitées grâce à elle. Ce rôle incombe aux normes prudentielles.

La comptabilité internationale est […] un des principaux instruments de la finance de l’excès, dénoncée par le G20

Faux et tendancieux

La finance de l’excès ignore les IFRS. Elle s’adapte à tous les référentiels comptables et prospère dans les paradis fiscaux.

 

Il est tendancieux d’associer les normes comptables internationales à la dénonciation du G20 : le G20 a réaffirmé à plusieurs reprises son soutien aux IFRS et au processus de convergence avec les US GAAP.

Les normes comptables ne doivent pas être fondées sur des concepts

Etonnant !

Peut-être y a-t-il un malentendu sur le sens du mot concept[1] : en pratique, il s’agit d’une définition.

 

Comment s’entendre sans poser des principes et des définitions ? Intitulé « Objet et principes de la comptabilité », le Titre I du Plan comptable français ne fait rien d’autre.

Il faut donc partir de la pratique et si un besoin émerge, élaborer un projet de norme dans un processus auquel toutes les parties sont associées, en vue d’une décision d’intérêt général.

Vrai argument en faveur des IFRS

C’est en effet ce que fait l’IASB dans le cadre de son due process.

[L’IASB] écrit intégralement une norme, puis la met en consultation

Faux

Le processus passe par la constitution d’un groupe de travail, la publication d’un Discussion Paper, puis d’un exposé-sondage. Ces documents sont mis en consultation. Chaque réunion est publique.

Désormais, même l’ordre du jour est soumis à consultation.

 

Ce n’est pas le cas du fonctionnement de l’ANC, ni de l’organisation qui l’a précédée.

La question cardinale qu’il faut résoudre, est celle de la production d’une norme mondiale qui s’applique dans des environnements économiques et juridiques différents

Vrai, mais…

Il nous paraît illusoire (ou démagogique) de croire que cette tâche peut être résolue au plan mondial de façon simple et sans concepts.

 

Le bon sens risque de ne pas suffire.

[Les IFRS] servent essentiellement les investisseurs

Faux

Le cadre conceptuel vise à satisfaire les besoins de tous les utilisateurs des états financiers. Simplement, il pose que parmi tous les utilisateurs possibles, ce sont les investisseurs qui ont les plus gros besoins. Il part donc du principe « qui peut le plus peut le moins » et se focalise sur leurs besoins, mais n’a pas vocation à exclure les autres.

Vouloir satisfaire tous les besoins de tous à partir des comptes est une chimère. Plus on veut élargir le spectre, plus on fait de compromis, et moins bien on sert chacun.

Le référentiel IFRS PME ne constitue pas ce point d’équilibre

Argument hors IFRS, mais qui nécessiterait un vrai débat

Les normes IFRS pour PME sont un référentiel distinct des IFRS.

 

Par essence, les PME sont avant tout locales. Elles ne se situent donc pas dans le champ des normes internationales, bien qu’il existe une zone de frottement délicate.

 

Si la France n’en veut pas, elle en a le droit. Il faut cependant (1) rester vigilant sur le fait que les autres pays s’en inspirent, et (2) veiller à ne pas laisser se créer un écart trop important entre les règles nationales et internationales, qui deviendrait  pénalisant pour les entreprises françaises.

Soyons pragmatiques, pas dogmatiques.

[L’IASB] vend l’accès à ses documents

Oui. Et alors ?

L’essentiel (80%) des revenus de l’IASB provient des dons qu’il reçoit. Le fait que l’organisation facture des ouvrages est-il disqualifiant ?

 

La plupart des documents sont en accès libre, que ce soit sur le site de l’IASB ou sur celui de l’Union Européenne. Les utilisateurs qui le souhaitent ont accès à une information plus détaillée, qui est en effet payante, l’IASB cherchant alors à rentrer dans ses frais, car il n’a pas vocation à faire de profit.

 

Néanmoins, il serait bon que l’IASB mette tous ses textes en accès libre en version électronique et que seuls soient payant les ouvrages papier. Il faudrait alors trouver un financement complémentaire.

Il n’est pas question de substituer au système national, stable et sûr, [les IFRS] en perpétuel changement

Discutable

Il est vrai qu’un tel remplacement n’est pas à l’ordre du jour. Mais il est discutable que l’un serait stable et sûr, et l’autre en perpétuel changement.

 

Chaque référentiel se doit d’évoluer – et évolue.

 

Les IFRS évoluent à la demande du G20 et en application du programme de travail, qui est lui-même le résultat du processus de convergence avec les Etats-Unis.

On ne peut pas à la fois demander des changements et s’en plaindre.

L’IASB [doit] éliminer de ses normes tout ce qui est excessivement complexe et contre-intuitif

Truisme

C’est vrai de tout système.

Il faut d’abord renoncer aux normes conceptuelles ou idéologiques

Truisme dans la forme, mais discutable sur le fond

Il faut renoncer à tout ce qui est mauvais.

 

Mais en quoi les IFRS seraient-elles idéologiques ?

Surtout, comment s’entendre au niveau mondial sans disposer de concepts ?

 

 


[1] Concept : Idée générale et abstraite que se fait l’esprit humain d’un objet de pensée concret ou abstrait, et qui lui permet de rattacher à ce même objet les diverses perceptions qu’il en a, et d’en organiser les connaissances – Larousse.