Alors même que le principe « une action – une voix » est plébiscité par les investisseurs institutionnels et les codes de gouvernance, on assiste ces dernières années à un retour en grâce des actions à droits de vote multiples [1] (DVM). De nombreuses places financières ont récemment modifié leurs règles de cotation et, à ce jour, neuf des dix plus grands opérateurs boursiers mondiaux permettent aux entreprises de faire appel au marché en émettant des titres ne respectant pas le principe « une action – une voix ».

Aux États-Unis, en 2021, près d’un tiers des entreprises s’introduisant en Bourse recourt à des classes d’actions avec droits de vote multiples, cette proportion atteignant 46 % pour les entreprises technologiques. À Paris, les entreprises cotées n’ont pas la possibilité d’émettre des actions à DVM, à l’exception des actions à droits de vote double dont l’attribution est contingente à une durée de détention minimale (actions de fidélité).

Quelles sont les raisons susceptibles d’expliquer cet engouement pour les classes d’actions à droits de vote multiple ? Dans un article récent, F. Belot et É. Ginglinger [2] proposent une synthèse des recherches menées sur le sujet. Les récentes IPOs technologiques révèlent à quel point la réussite d’une entreprise est indissociable de la personnalité de ses fondateurs. Les titres disposant de droits de vote supérieurs garantissent aux fondateurs visionnaires de garder le contrôle de leur entreprise afin de mettre en oeuvre leur stratégie à long terme et de résister au court-termisme des marchés. En particulier, en présence d’une forte asymétrie d’information, des administrateurs mal informés pourraient être réticents à soutenir des projets d’investissement difficiles à évaluer dans un contexte de technologies évoluant rapidement.

Les recherches menées démontrent que l’existence d’actions à DVM permet à l’entreprise d’être plus innovante, en augmentant tout à la fois le nombre de brevets et leur efficacité. De plus, les DVM protègent l’équipe de direction en place qui devient ainsi un garant crédible des contrats implicites avec les parties prenantes, notamment les salariés. Ceux-ci seront incités en retour à développer du capital spécifique à l’entreprise et à s’investir fortement dans leur mission.

Les actionnaires minoritaires se contentent quant à eux d’un pouvoir réduit en contrepartie d’une espérance de création de valeur importante. À mesure que le temps passe, il y a toutefois un risque que la valeur de la vision idiosyncratique du fondateur s’érode ; des structurations du capital trop favorables risquent de distordre les incitations de fondateurs qui deviennent alors plus enclins à extraire des bénéfices privés (salaires excessifs, investissements de prestige peu rentables) qu’à maximiser la valeur des actions de la société. C’est pourquoi des clauses restrictives protégeant les droits des actionnaires minoritaires peuvent être utilement associées aux classes d’actions à DVM.

Elles sont de plusieurs natures : les clauses d’extinction à date fixe prévoient qu’à la fin d’une période définie lors de l’introduction en Bourse (entre 3 et 20 ans), les actions à DVM sont automatiquement converties en actions ordinaires. Les clauses d’extinction conditionnelle prévoient que les DVM s’éteignent lorsqu’une condition est remplie, par exemple lorsque leurs bénéficiaires n’occupent plus de fonction de direction dans l’entreprise. Les clauses de gouvernance renforcent le pouvoir des détenteurs d’actions à droit de vote simple. On peut par exemple envisager que, lors du vote de certaines résolutions en assemblée générale, le principe « une action – une voix » soit respecté (ce qui revient à priver les fondateurs de leurs droits de vote supérieurs).

Le récent engouement pour les actions à DVM semble être l’expression d’un rapport de force qui s’était déplacé en faveur des entrepreneurs dans un contexte d’abondance de capital (notamment de private equity) et de concurrence entre places boursières. Mais l’environnement financier est en train de changer rapidement en raison de l’inflation atteignant des niveaux inédits depuis 40 ans, des taux d’intérêt croissants, de l’incertitude relative à la conjoncture économique des prochaines années et de la forte baisse de la valorisation de certaines entreprises technologiques. Il est ainsi probable que les investisseurs vont reprendre la main et que les entrepreneurs seront moins en mesure d’imposer leurs exigences de conservation du contrôle, même si la concurrence entre places financières pour attirer les licornes de demain subsistera.

Notre proposition alternative aux classes d’actions multiples serait de revisiter les actions de fidélité à droit de vote double utilisées en France depuis 1966, en introduisant une plus grande flexibilité quant à leurs caractéristiques et délai d’attribution. On pourrait ainsi envisager un nombre de droits de vote additionnels supérieur (par exemple jusqu’à 5 droits de vote par action) et augmenter la durée de détention nécessaire à leur obtention (actuellement égale à 2 ans depuis la loi Florange de 2014). Les fondateurs se verraient attribuer ces droits de vote additionnels dès l’introduction en Bourse. À l’instar de certaines places financières (Hong Kong, Shanghai STAR Market entre autres) qui ont strictement encadré la cotation d’actions à DVM, les actions de fidélité « augmentées » que nous défendons seraient réservées aux seules entreprises de croissance candidates à l’introduction en Bourse. Elles présenteraient ainsi toutes les caractéristiques d’actions à DVM incluant des clauses d’extinction conditionnelle (cession, transfert, même prix en cas de prise de contrôle), mais garantiraient une ligne unique de cotation (toutes les actions seraient cotées au même prix en permanence), assurant une meilleure liquidité et la possibilité pour tous les investisseurs patients de les acquérir dès lors qu’ils accepteraient de détenir leurs titres au nominatif.

 

 

[1] À titre d’illustration, le capital de Meta (ex Facebook) se compose de 2 302 millions d’actions de classe A (portant chacune 1 droit de vote) et 413 millions d’actions de classe B (portant chacune 10 droits de vote). Mark Zuckerberg possède 08 million d’actions de classe A et 350 millions d’actions de classe B ; il contrôle ainsi 54,4 % des droits de vote alors que sa détention de capital s’élève à 12,9 %.

[2] François Belot et Édith Ginglinger, « Introductions en Bourse : les droits de vote multiple sont-ils nécessaires à l’attractivité d’une place financière ? », Opinions et Débats, no 26, octobre 2022 (en français et en anglais).

 

Cet article a été publié dans la lettre Vernimmen n° 203 – décembre 2022. Il est repris par Vox-Fi avec due autorisation.