L’Union monétaire européenne a créé une imbrication financière qui fait que les dettes bancaires et souveraines sont désormais entre toutes les mains, surtout et à nouveau dans les bilans des banques européennes. La faillite d’un État de la zone risque donc d’avoir le caractère cataclysmique de la faillite de Lehman, ce qui force les autorités politiques et monétaires à préférer la stratégie du renflouement à celle d’un défaut ordonné, même si, du point de vue des pays en cause, le défaut pourrait être la meilleure des stratégies.

 

Il faut reprendre le film en arrière pour bien comprendre. Tout d’abord du côté bancaire.

 

La crise financière de 2007-08 a eu pour effet d’affaiblir sévèrement à la fois la liquidité et la solvabilité des banques européennes. Pour éviter le pire, la BCE a intelligemment ouvert à plein le robinet de la liquidité, admettant en refinancement des banques toutes sortes d’actifs qui composaient leur bilan. On percevait mal à l’époque que cette politique de liquidité était aussi une politique de renfort de la solvabilité : les banques empruntaient en pratique à un taux proche de 0% et prêtaient ces sommes à des taux plus élevés, disons de 3 à 4%, empochant au passage l’écart de taux pour regarnir leurs fonds propres. C’est intelligent : gagner deux points de leurs actifs pendant deux à trois ans de suite permet, aux dividendes près, de regagner 4 à 6 points de fonds propres.

 

Mais l’économie était peu vaillante et tant la demande de crédit que la volonté des banques de prêter au secteur privé restaient vacillantes. Que faire alors de cette liquidité retrouvée et comment attraper le différentiel de taux ? La seule solution est l’achat massif d’actifs financiers. Lesquels ? Bien évidement à la fois les plus sûrs et ceux qui n’occasionnent pas de risque de change. Donc, des emprunts souverains de la zone euro. Et pour grappiller encore quelques points de spread, autant souscrire les emprunts euro « périphériques », de l’Irlande et de l’Europe du Sud qui à l’époque, tous à peu près bien notés par les agences, se situaient entre 40 et 50 points de base au dessus des emprunts de l’État allemand. Un petit goût de la logique des investissements en tranches AAA des subprimes, n’est-ce pas ?

 

Depuis que la crise financière s’est clairement logée dans la zone euro, les banques ont bien entendu cessé d’acheter du souverain périphérique, mais impossible de se débarrasser du stock existant. La crise souveraine est donc devenue une crise bancaire. Avec l’ironie supplémentaire dans le cas irlandais (et à un degré bien moindre espagnol) que la crise souveraine était directement issue d’une première crise bancaire, puisque les États avaient pris en charge une partie des passifs bancaires surtout dans le domaine immobilier. En clair, crise bancaire puis souveraine puis bancaire à nouveau. La pelote se dévide.

 

Tentons quelques chiffres. Ces emprunts ont été achetés récemment et sont probablement à durée longue. Donnons-leur pour fixer les idées une duration de 5 ans. Dans le cas irlandais, ces obligations ont été achetées par temps calme au moment où elles portaient un taux de disons 3%. Or, elles cotent 9% aujourd’hui. Cela fait un écart de taux de 6 points, et donc une perte sur le capital d’environ 5 x 6% = 30%. Pour l’Espagne, le même calcul doit donner une dépréciation de l’ordre de 10%. Une banque qui a donc simplement 10% de son actif immobilisé dans de tels emprunts enregistre donc, en valeur économique, une moins-value comprise entre 1 et 3% du total de son actif. Alors que ces fonds propres durs sont à peine de 3% du même actif. Et un défaut sec aurait probablement un impact plus fort encore sur la solvabilité de la banque.

 

Ce retour en arrière permet de comprendre pourquoi il importe à tel point de sauver le soldat McRyan. Bien que les comptabilités bancaires restent muettes à ce sujet, IFRS ou pas, il est probable que la BCE et les régulateurs nationaux doivent détenir des informations leur indiquant l’ampleur du problème, ce qui les poussent à la solution du secours collectif aux pays faibles de la zone euro.

 

Nous tournant à présent du côté des États, on voit bien, s’agissant de l’Irlande et de la Grèce, et sans doute aussi du Portugal, qu’on traite un problème de solvabilité (de l’État) simplement par une politique de liquidité : les États solvables de la zone euro et le FMI ne font que permettre de rouler en avant la dette existante. Là encore, quelques chiffres sont utiles. L’Irlande a aujourd’hui une dette qui s’élève à 130% du PIB. Disons qu’elle se finance (à compter d’avril dit-on) au taux de la facilité du Fonds européen de stabilité financière mis en place, c’est-à-dire à 5,8%. Son PIB en valeur va probablement décroître de 3% l’année prochaine, d’autant que la politique économique cherche à faire baisser les prix et les salaires. Une formule financière simple indique que la dette irlandaise ne peut décroître que si le solde primaire du budget (avant service de la dette) montre un excédent supérieur à 130% x (5,8% + 3%) = 11%. Or le solde primaire ne sera l’année prochaine guère supérieur à 2%. Cela fait donc une croissance de la dette de 11% – 2% = 9%, l’établissant alors à 142% du PIB. Un gros camion s’avance vers le mur, et plutôt que de freiner le camion, on cherche à faire reculer le mur.

 

On estime que le service de la dette irlandaise s’élève à 10% du PIB. Keynes hurlait lors de la paix de Versailles en 1919 et 1921 qu’on puisse imposer des réparations de guerre que les historiens d’aujourd’hui estiment à une annuité de 3-7% du PIB de l’Allemagne de Weimar (voir le chiffrage de Niall Ferguson). Les Réparations imposées aux citoyens irlandais sont donc le double. Comme le disait le bon prêtre irlandais dans son sermon : « chers fidèles, on va redevenir pauvres ! Mais ça, on sait faire ! »