La titrisation est-elle à l’origine de de la crise financière ? (1/2)
On reproduit ici, avec l’autorisation de la revue, des extraits de l’interview de Thierry Dissaux , « Titrisation, comment sortir de la crise ? », parue dans Variances, La Revue des Anciens de l’Ensae, n°37, janvier 2010. Dans ce premier billet, l’auteur traite du rôle de la titrisation dans la crise financière. Dans un second à paraître prochainement, il examine les voies d’un renouveau possible et présente les propositions actuellement à l’étude, fruit d’une réflexion commune aux pouvoirs publics et au secteur financier.
Qu’est ce que la titrisation en quelques mots ?
La titrisation représente pour une banque un puissant moyen de financement, par lequel elle cède des créances logées à son actif, afin de recevoir en échange des liquidités. Les créances cédées (prêts à l’habitat, crédits aux entreprises, prêts personnels etc), sélectionnées selon des critères spécifiés, sont stockées à l’actif d’un véhicule particulier (SPV), qui émet pour se financer différentes catégories de « notes » ou d’obligations. Ces tranches diffèrent par leur qualité de crédit et leur notation, en partant généralement d’une tranche senior notée AAA jusqu’à des tranches dites « equity » de notation non investment grade, voire non notées. La structuration spécifie la cascade des versements, capital et intérêts, auxquels chaque investisseur a droit en fonction de sa position au passif. En ceci, la titrisation peut être vue comme un mécanisme de filtrage couplé à une redistribution : les risques sortent de la banque et sont achetés par des investisseurs.
Cette mécanique ne s’applique pas aux seules créances bancaires. Les créances commerciales d’une entreprise, par exemple, sont refinançables de la même manière.
Pourquoi la titrisation a-t-elle eu une telle importance pour les banques ?
La titrisation a été le vecteur d’un modèle bancaire particulier, le modèle « originate-to-distribute », où les banques émettent des créances plus ou moins standardisées, qui ont vocation à rejoindre rapidement des véhicules de titrisation.
Ce modèle est la conséquence d’un changement majeur dans l’intermédiation financière depuis les années 80. Si l’on met de côté le compartiment actions, le système bancaire détenait alors la majeure partie de l’épargne des agents privés et utilisait celle-ci pour assurer le financement des autres acteurs. La taille du bilan des banques était encore un indicateur significatif de leur puissance. Mais le rôle des banques a changé. Les compagnies d’assurances, les fonds de pension, les gestionnaires d’actifs ont capté une part de plus en plus grande de l’épargne, au détriment du système bancaire. Or, ces acteurs-là, par construction, achètent des titres et les actifs qu’ils gèrent sont placés sous forme de titres.
La titrisation a donc été un instrument permettant aux banques d’assurer leur refinancement sur le marché, pour continuer à jouer leur rôle dans le financement de l’économie.
Quel rôle a-t-elle pu avoir dans la crise qui a secoué la finance mondiale ?
A ses débuts, en 2007, la crise paraît avoir une origine financière, liée aux produits financiers les plus sophistiqués, passés du statut d’inventions très profitables à celui d’actifs toxiques. C’est sans doute aller un peu vite. La titrisation a de fait cessé de bien fonctionner lorsqu’elle a progressivement eu recours à des actifs de qualité dégradée, notamment à partir de 2006. Cela s’est réalisé à la faveur d’un système d’origination fonctionnant de manière de plus en plus débridée, non sans fraudes d’ailleurs, sans que les agences de notation ni d’ailleurs les régulateurs américains n’en prennent la mesure. De fait, la régulation américaine est par essence entravée, culturellement presque illégitime, en tout cas comparée avec ce qu’elle est en Europe. Sur cette base, le système de « filtrage » a ainsi atteint un état de saturation, laissant le virus de la mauvaise qualité se répandre dans l’ensemble du système de redistribution.
Au fil du temps, la demande est devenue artificielle. Le crédit immobilier, au pire de la production des « subprime », n’était plus un moyen de financer l’achat d’un logement, mais plutôt un moyen de se loger, en faisant reposer exclusivement l’opération de crédit sur la seule valeur, pourtant volatile, de l’actif immobilier. On a vu ainsi apparaître aux Etats-Unis des prêts dits « ninja » (no income, no job, no assets), qui permettaient à tout à chacun d’acquérir un logement au-dessus de ses moyens, en misant sur une revente de l’actif à échéance d’environ deux ans, à prix « nécessairement » supérieur, pour rembourser le prêt et les intérêts capitalisés.
La culture du crédit a été oubliée en route, parce que l’origination s’est trouvée de plus en plus éloignée de celui qui in fine porte le risque, l’investisseur final. Ceci a favorisé des comportements de fraude. On pouvait « arranger » l’origination un peu au mépris de la solvabilité du souscripteur du prêt, du moment que l’intermédiaire touchait sa commission dans l’opération sans rien supporter du risque final et qu’on faisait confiance à la mécanique de la titrisation pour filtrer les mauvais risques. Tout ceci a créé les conditions d’une bulle immobilière généralisée, et donc d’un effondrement général des prix lorsque les limites du système ont fini par apparaître, c’est-à-dire notamment lorsque l’accumulation des mauvais risques a engorgé le système de « filtrage » des titrisations. La fuite en avant n’a jamais qu’un temps…
Au-delà de l’épisode titrisation, la crise trouvait bien sûr ses racines dans des déséquilibres économiques constatés de longue date, en Europe et surtout aux Etats-Unis, parmi lesquels, dans ce dernier pays, une croissance effrénée de l’endettement privé pour compenser l’incapacité de l’économie à procurer un pouvoir d’achat suffisant aux ménages. De ce point de vue, la titrisation n’est coupable « que » d’avoir facilité le refinancement de produits bancaires qui permettaient de solvabiliser une demande nouvelle non fondée sur une progression du pouvoir d’achat. Ces produits (subprime, home equity loans etc.) ne reposaient pas sur la solvabilité de l’emprunteur, mais sur la mobilisation, souvent sans mesure, de la valeur des patrimoines acquis.
On a avancé d’autres explications de la crise, portant sur des aspects plus techniques du produit.
On parle effectivement de défauts au niveau de la modélisation, en particulier. A ma connaissance, les défauts résidaient principalement dans la valeur de différents paramètres – matrice de corrélation, hypothèses des stress tests. C’est loin d’être neutre, bien sûr, mais je ne suis pas sûr que les modèles eux-mêmes, au sens strict, aient été pris en défaut.
Un exemple : les modèles ont été utilisés pour stresser des portefeuilles de créances immobilières, en amont de la crise, avec des hypothèses de crises trois fois plus graves que les crises immobilières historiques sur le marché américain. C’était notamment sur ce type d’hypothèses que les assureurs monolines acceptaient d’accorder leur garantie aux tranches les plus senior des structures. Et sur ces hypothèses, les structures « tenaient ». En quoi la crise apparue en 2007 a-t-elle été différente, pour que les tranches AAA de ces structures explosent ainsi ?
Une partie de la réponse tient à ce que, semble-t-il, aucune crise immobilière, historiquement, n’avait affecté l’ensemble du territoire américain de manière aussi simultanée et homogène. Or l’un des facteurs de la « solidité » des titrisations sur créances immobilières tenait à la diversification géographique des créances à l’intérieur même du territoire américain, même dans les cas de crise historiques les plus graves.
La manière dont cette crise s’est construite a rendu possible « l’impensable » : une corrélation géographique beaucoup plus forte entre les différentes régions des Etats-Unis et des niveaux de crise non pas trois fois supérieurs aux données historiques, mais dix fois… En d’autres termes, si les modèles fonctionnaient sur l’aggravation des pires conditions historiques connues, ils ne « voyaient » pas que derrière ces conditions, prévalaient certaines causes, et qu’un autre jeu de causes pouvait remettre en question les paramètres supposés stables du modèle et la magnitude du cataclysme.
Comment des risques apparemment sortis des bilans des banques y sont-ils pourtant restés, à en juger par les pertes considérables que celles-ci ont subies sur ces instruments ?
C’est effectivement un point curieux. Il y a à cela plusieurs éléments d’explication.
Les banques ont utilisé les titrisations pour sortir des risques de leurs bilans, mais les banques sont également des investisseurs. Elles ont donc cédé d’une main des risques qu’elles achetaient de l’autre (mais sous la forme différente et moins risquée de tranches senior).
Deuxième élément, le risque de réputation et la limite des opérations de déconsolidation : les banques qui ont, par exemple, créé des véhicules déconsolidants de type SIV pour acheter des actifs structurés ont été tenues, en pratique, de rapatrier ou reconsolider ces risques pour maintenir leur réputation et leurs relations avec leurs investisseurs et clients.
Beaucoup moins connu, un troisième facteur d’explication réside dans un type de transactions qu’ont effectuées nombre de banques, les « negative basis trades ».
Un negative basis trade est typiquement une opération par laquelle une banque achète sur le marché une tranche de titrisation senior, notée AAA, et demande parallèlement à un assureur monoline lui-même noté AAA auprès des agences de notation, de lui garantir le remboursement de son investissement, à première demande, capital et intérêts. En d’autres termes, la banque d’un côté achète un risque, très limité, et reçoit pour cela une rémunération (l’intérêt versé par la tranche AAA) ; de l’autre, elle revend immédiatement ce risque à un acteur extrêmement solide, en lui versant une rémunération, plus faible, au titre de sa garantie.
Le risque de la banque devient tellement faible (risque que la tranche AAA fasse défaut et que l’assureur monoline fasse défaut lui aussi), l’opération paraît tellement solide, que quelques « libertés » deviennent possibles : la banque peut ainsi s’autoriser, en fonction de ses propres règles d’affectation de fonds propres, à utiliser les pondérations des opérations de trading, plus légères, plutôt que celles des opérations d’investissement. Seconde dérive possible, il devient tentant d’enregistrer dans les comptes de l’année même où elle est conclue, la valeur présente des flux de revenus différentiels futurs, à 5, 7, 10 ans… C’est bon pour les résultats courants de la banque ; c’est bon aussi pour les bonus du desk qui réalise l’opération.
Au total, on trouve là évidemment une incitation forte à réintégrer dans les bilans bancaires, sous une forme certes plus sécurisée, des risques qui étaient censés les avoir quittés…