Parmi les multiples questionnements soulevés par la crise actuelle, celui de la validité de la notion de « valeur fondamentale » des actifs financiers suscite un débat de plus en plus vif  parmi les praticiens et les théoriciens de la finance de marché. Depuis un demi siècle, les recherches consacrées à la valeur fondamentale ont mobilisé  une communauté scientifique de plus en plus nombreuse – dont plusieurs lauréats du prix Nobel d’économie – car elle conditionne les décisions d’investissement, de désinvestissement et d’arbitrage prises par les acteurs des marchés financiers et par les dirigeants des entreprises. Selon l’acception la plus commune (due à Fama), la valeur fondamentale d’un actif correspond au cours formé sur un marché réputé « efficient », c’est-à-dire « reflétant complètement toute l’information disponible à chaque instant sur l’actif ». Sous cette hypothèse simplificatrice « d’anticipation rationnelle » par les agents économiques, la valeur fondamentale d’une action est égale à la valeur actuelle de ses flux futurs (dividendes et cours de revente incluant des plus ou moins-values), calculable notamment à l’aide de l’équation d’équilibre de Bates. Le risque de marché engendré par la volatilité des cours et des dividendes y est mesuré par une prime incluse dans le taux d’actualisation, fixée notamment à l’aide du Modèle d’Equilibre des Actifs Financiers (le fameux MEDAF).
 
Selon la théorie classique, sur un marché dit « efficient », le cours boursier (valeur endogène) doit normalement tendre vers une seule valeur d’équilibre (exogène), correspondant à la valeur fondamentale du titre. L’écart entre le cours et la valeur fondamentale est interprété comme l’effet de phénomènes perturbateurs occasionnels, qui ne remettent pas en question l’objectivité de la valeur fondamentale et donc, sa capacité à orienter les anticipations des agents.
 
Au cours des années 1970, l’écart récurrent observé entre ces deux valeurs – qualifié de « bulle spéculative rationnelle » – a été imputé aux faits que la valeur de l’actif à chaque période est déterminée rétroactivement par sa valeur anticipée à la période suivante et que co-existent des « prophéties (ou croyances) auto-réalisatrices » différentes entre les acteurs des marchés. La notion de « bulle spéculative» a été illustrée par Samuelson par le fameux exemple de la « tulipomanie » (folie spéculative pour les tulipes observée en Hollande au XVIIe siècle). Ces phénomènes (considérés comme rationnels et donc, modélisables) entraînent une indétermination des cours et une multiplicité d’équilibres possibles sur les marchés, mais ne remettent pas en cause la notion de valeur fondamentale objective.
 
Au cours des années 1980, conformément à une intuition suggérée un demi siècle plus tôt par Keynes, l’écart entre le prix de marché et la valeur fondamentale d’un titre, a été interprété comme étant le résultat de comportements irrationnels (les « instincts animaux », selon Keynes) de certains agents qualifiés de « noise traders ». Cette interprétation a remis en question les notions d’efficience informationnelle des marchés et de valeur fondamentale. Cette dernière est alors considérée comme intersubjective et indéterminée, car « construite » par des croyances collectives.  Elle n’est plus calculable par des modèles théoriques, mais appréhendable par diverses heuristiques relevant de la finance comportementale. Elle est soumise à des phénomènes de contagion mimétique (notamment sous l’influence des leaders d’opinion), à des bruits ou à des biais de type cognitif, perceptuel ou émotionnel. Elle dépend des représentations mentales, des intentions plus ou moins spéculatives et des comportements plus ou moins irrationnels des différents opérateurs sur les marchés. Cette approche constructiviste de la réalité économique substitue à la notion de « risque » (probabilisable par des modèles browniens ou gaussiens), celle « d’incertitude » (simulable notamment par des fonctions de puissance).
 
Si cette évolution de la notion de valeur fondamentale venait à être confirmée, notamment dans le cadre du mouvement actuel de remise en cause de certains modèles de valorisation des produits structurés, les fondations mêmes de la finance moderne et le nouveau référentiel comptable IAS-IFRS, s’en trouveraient ébranlés, ajoutant une nouvelle dimension – de nature scientifique – à la crise actuelle.