Si pendant des années, l’industrie n’était pas la priorité des politiques économiques en France, un consensus existe désormais : sans industrie solide, pas de croissance économique durable, pas d’excédent commercial, pas d’innovation, pas de gains de productivité (et donc de gains de pouvoir d’achat), pas de souveraineté économique. L’industrie française s’étant effondrée pendant les années 2000, pour ne plus représenter que 11,5 % du PIB (contre 20 % en Allemagne), la réindustrialisation est devenue la priorité.

Compte tenu du poids économique de la filière automobile, on ne peut envisager cette réindustrialisation sans que cette industrie soit largement impliquée. Avant la crise du Covid, elle représentait en France, environ 400 000 salariés, plus de 10 % des exportations de biens et plus de 20 milliards d’euros de valeur ajoutée (Direction Générale des Entreprises, octobre 2022).

Pour le gouvernement, la transition vers les véhicules électriques pourrait être une formidable opportunité pour enrayer enfin le déclin de la production de voitures en France et amorcer rapidement la réindustrialisation. Est-ce crédible ?

 

Le déclin de l’industrie automobile en France et ses causes

Le déclin automobile français depuis le début des années 2000 a renforcé la désindustrialisation de la France. En vingt ans, entre 1995 et 2015, la France a perdu près de la moitié de ses usines et un tiers de ses emplois industriels. La contre-performance sectorielle de l’automobile est spectaculaire. La production des constructeurs automobiles français dans l’hexagone est passée de 2,88 millions de voitures particulières en 2000 à seulement 1,68 millions en 2012, et à 1,38 millions en 2022 — au même niveau qu’en 1973.

C’est un chiffre très inférieur à celui de l’Espagne, qui n’a pas de constructeur national et a produit, en 2022, 2,22 millions de véhicules ! Cinquième exportateur mondial de véhicules légers en 2000, la France ne fait plus partie du top 10 aujourd’hui. Sa part de marché à l’exportation au niveau mondial pour le secteur automobile est passée de 8 % en 2004 à 4 % en 2019.

Cet effondrement de la production d’automobiles sur le sol national, alors que dans le même temps, la demande d’automobiles en France restait à peu près constante, explique à son tour la dégradation de la balance commerciale du secteur automobile. Encore excédentaire de 13 milliards d’euros en 2004, le solde automobile français s’est profondément dégradé avec un déficit de 5,2 milliards en 2011, et de 14 milliards en 2022. Le déficit commercial du secteur automobile représente 25% du déficit de la balance des biens manufacturés en 2022 et 45% au premier semestre 2023. Sans un retour de la production automobile, il est difficile d’imaginer une réindustrialisation significative !

Hélas, clairement, les constructeurs français ont privilégié la construction d’usines implantées hors de France, diminué en parallèle la production dans leurs usines françaises, et ont importé des véhicules pour couvrir la demande de voitures des clients français pour des voitures « françaises ». Sur l’année 2022, les exportations n’ont représenté que 44% des importations (Les Echos, 22 août 2023). Si la production mondiale des constructeurs français a fortement augmenté depuis 2000 (de 4,6 millions de véhicules en 2000 à 6,2 millions en 2019), la production sur le sol national qui représentait 60 % de la production des constructeurs français en 2000 s’est effondrée à 22% en 2019 (Source : CCFA).

La question de savoir pourquoi les entreprises françaises d’automobiles ont délocalisé une large partie de la production automobile à l’étranger a fait l’objet de nombreux articles. La conclusion est claire. Les constructeurs français produisent plutôt des automobiles de moyen/bas de gamme, contrairement aux constructeurs allemands. Pour les clients de ces segments, des prix plus faibles sont le critère essentiel de choix. Les automobiles françaises contiennent moins de R&D et d’innovations. Renault et Stellantis ont investi en 2022 respectivement 2,4 % et 2,9 % de leur chiffre d’affaire en Recherche & Développement. Ce chiffre s’élève à 3,7 % pour Mercedes, 4,6 % pour BMW et 4,9 % pour VW. Les groupes français sont en concurrence avec les productions en provenance de pays aux coûts de production plus faibles. Dès lors, produire en France tout en restant compétitif est extrêmement difficile.

La rupture technologique qui démarre avec la voiture électrique est perçue comme une opportunité pour relocaliser cette industrie en France et favoriser la réindustrialisation du pays. Est-ce réaliste ? Dans quelles conditions cela sera-t-il possible ?

 

La révolution de la voiture électrique et le tsunami chinois

La voiture électrique est déjà un marché important. Plus de 10 millions de voitures électriques auraient été vendues en 2022 dans le monde et les ventes devraient encore croître de 35 % en 2023. « Cette croissance explosive signifie que la part de marché des voitures électriques est passée de 4 % en 2020 à 14 % en 2022 et devrait encore augmenter à 18 % cette année » (Les Echos, 26 avril 2023).

La chaîne de valeur des voitures électriques diffère fondamentalement de celle des véhicules thermiques. En particulier, la structure de coût de la production d’un véhicule électrique diffère de celle d’un véhicule thermique. Les principaux postes de coût d’un véhicule électrique sont la batterie (plus d’un tiers de la valeur ajoutée) et l’électronique. Ce contexte nouveau est favorable à l’entrée de nouveaux concurrents comme Tesla et explique l’avance des producteurs chinois, pays où les pouvoirs publics ont fortement encouragé le développement de cette nouvelle industrie, bien avant les pays européens.

Clairement, la Chine domine le marché de la voiture électrique. La production de voitures électriques en Chine a pris une avance considérable par rapport aux autres pays, les usines chinoises dominent le secteur des batteries et du moteur et elles ont assuré leur approvisionnement en matières premières nécessaires à la production des véhicules électriques. Au premier semestre 2023, les voitures chinoises représentent déjà 8 % du marché de l’électrique en Europe alors que les constructeurs chinois étaient absents du marché européen du véhicule thermique. La Commission estime que cette part de marché pourrait doubler dans les 18 mois à deux ans (Les Echos, 14 septembre 2023).

Au démarrage de la production de voitures électriques, les coûts de production de l’électrique étaient sensiblement plus élevés que ceux de la voiture thermique. En 2019, le cabinet AlixPartners estimait que le coût des composants d’un véhicule électrique était en moyenne 59 % plus élevé que celui d’un véhicule thermique. Le coût moyen d’un véhicule électrique était alors de 23 900 euros et de 15 100 euros pour un véhicule thermique. Cependant, le même consultant estimait qu’en 2024, la voiture électrique serait au prix de la voiture thermique car le coût des batteries allait diminuer fortement jusqu’à tomber sous le seuil des 100 dollars le kilowattheure. Les batteries avaient déjà vu leur coût baisser, passant de 1000 dollars/KWh en 2010 à 140 dollars environ en 2018. Cette baisse s’explique par les progrès technologiques mais aussi par les effets liés au volume de production. Là, l’avantage concurrentiel de la Chine qui produit deux voitures électriques sur trois au niveau mondial est déterminant. En Chine, les prix catalogue des voitures électriques sont « jusqu’à 60 % inférieurs aux prix en Allemagne », déclarait un expert de l’industrie automobile allemande (Le Figaro, 5 septembre 2023). De plus, certains constructeurs chinois compensent en partie leur déficit d’image en rachetant des marques européennes : 50 % de Smart et 82 % de Volvo par Geely, MG par Saic.

Face à cette avance des constructeurs chinois dans la voiture électrique en termes de coûts, de technologie, et donc de marché, il paraît illusoire de penser que le rattrapage européen et plus spécialement français soit possible sans une aide massive des pouvoirs publics européens et une protection par des droits de douane réévalués.

Concernant le premier point, le gouvernement chinois aurait injecté au total environ 53 milliards d’euros entre 2009 et 2019 pour soutenir la voiture électrique (selon Scott Kennedy, du Centre d’études stratégiques et internationales (CSIS) de Washington). Certains pays comme la France et l’Allemagne ont eux aussi commencé à verser des aides aux acheteurs de voitures électriques ainsi qu’aux industriels de la filière. Les sommes allouées sont toutefois sans commune mesure avec les aides chinoises et sont venues bien plus tardivement.

Concernant les échanges internationaux aujourd’hui, il y a 10 % de droits de douane sur les véhicules électriques qui arrivent de Chine en Europe. « Si je prends un exemple, aux Etats-Unis, c’est 27,5 % », a déclaré Thierry Breton. En sens inverse, les véhicules européens sont taxés à l’importation par un droit de douane de 20% à leur entrée en Chine.

Dans ce contexte, il semble illusoire que les pays européens puissent résister au tsunami chinois dans la voiture électrique. Et la situation de la France est moins enviable que celle de l’Allemagne.

La présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, a annoncé l’ouverture d’une enquête antidumping sur les subventions publiques chinoises aux automobiles électriques et donc des prix jugés « artificiellement bas ». Elle a souligné « Nous n’avons pas oublié la façon dont les pratiques commerciales déloyales de la Chine ont affecté notre industrie solaire » (Les Echos, 14 Septembre 2023).

Si la Commission, à la fin de cette enquête, constate des infractions aux règles commerciales, les droits de douane des véhicules chinois importés en Europe pourraient fortement augmenter.

Cela risque de déclencher une guerre commerciale. La Chine a menacé l’Europe de représailles après l’enquête de Bruxelles sur les subventions chinoises dans l’automobile électrique. Pour Pékin les mesures européennes (prise au nom d’une concurrence loyale) sont ouvertement protectionnistes et auront « un impact négatif sur les relations économiques et commerciales entre la Chine et l’UE » (Ministère chinois du Commerce, 14 septembre 2023).

En conclusion, il semble très clair qu’en l’état, le tsunami chinois rend peu probable la réindustrialisation française grâce à la voiture électrique. Cela exigerait une réponse européenne coordonnée de très grande ampleur, avec des aides massives à la recherche et à la production, et une protection commerciale du marché européen.

En outre, cette réponse se ferait au bénéfice des sites européens, et non spécifiquement des sites français (on sait que le déficit commercial français sur les biens se fait en grande partie sur les échanges avec la zone euro). Prenons un exemple. La C3 lancée cette semaine par Stellantis est assemblée en Slovaquie, dans l’usine de Trnava (elle remplace sur les chaînes de montage la 208 électrique de Peugeot qui depuis cet été est montée en Espagne. Seul le moteur électrique sera fabriqué en France, sur le site de Tremery (près de Metz). Il faut donc raison garder : si des signaux positifs existent, si la voiture électrique offre des opportunités, la réindustrialisation française prendra du temps.

En cas de succès de cette politique européenne en faveur de l’automobile (antidumping et aides publiques) cela favorisera les sites industriels européens. Mais pas au seul bénéfice des constructeurs européens : cela pourrait aussi encourager les constructeurs chinois à installer des usines en Europe comme cela a déjà été le cas avec Tesla en Allemagne.

Les jeux politiques des prochains mois seront assurément déterminants pour l’avenir de cette industrie !

 

Cet article a été publié sur Telos le 18 octobre 2023.

Cet article a été initialement publié sur Vox-Fi le 27 novembre 2023.