Cet article, reproduit dans le Blog avec l’autorisation du Financial Times et de son auteur, professeur à la Booth School of Business (Université de Chicago), est basé sur une conférence tenue à Londres en octobre 2012 à la Fondation Wincott.

La démocratie et la libre entreprise vont souvent de pair. Il n’est pas facile de penser à une démocratie florissante qui ne soit une économie de marché. Si plusieurs économies autocratiques ont embrassé la libre entreprise (ou « le socialisme avec des caractéristiques chinoises », comme dirait le parti communiste chinois), il semble que ce ne soit qu’une affaire de temps avant qu’elles soient forcées à devenir davantage démocratiques.

Pourtant, il n’est pas si clair que démocratie et libre entreprise se renforcent mutuellement. Après tout, la démocratie prend les individus pour égaux, chaque adulte ayant un pouvoir de vote identique, quand la libre entreprise accorde le pouvoir aux individus selon la valeur économique qu’ils créent et la richesse dont ils disposent. Qu’est-ce qui empêche l’électeur médian dans une démocratie de voter la dépossession des gens riches et qui réussissent ?

Une des raisons qui font qu’on accepte rationnellement la protection des biens des riches est quand on voit que le riche est un bon gestionnaire de ces biens. Donc, tant que les riches le sont devenus par eux-mêmes, et l’ont emporté dans une compétition de marché ouverte et équitable, la société gagne à accepter qu’ils possèdent et gèrent leur richesse en propre – et tant qu’elle en retire une part raisonnable en impôts. Mais plus les riches sont vus comme oisifs ou malhonnêtes – ayant gagné leur fortune par héritage, ou pire, illégitimement – plus l’électeur médian souhaitera imposer des régulations contraignantes et des taxes punitives.

En Russie, par exemple, les droits de propriété ne jouissent pas d’un soutien populaire large, parce que de si nombreux oligarques fabuleusement riches sont vus comme ayant acquis leur fortune par des moyens douteux. Ils sont devenus riches parce qu’ils géraient le système, et non parce qu’ils géraient leurs affaires. Quand le Gouvernement s’en est pris à un magnat du pétrole comme Mikhail Khodorkovsky, bien peu de voix ont protesté. Et quand les riches s’acoquinent aux autorités pour défendre leurs biens, un fort garde-fou contre l’arbitraire administratif disparait. Le Gouvernement a toute latitude de devenir autocratique.

En revanche, sous des conditions de concurrence équitable et transparente, le processus de destruction créatrice tend à remplacer la richesse mal gérée par de la richesse nouvelle et dynamique. Une grande inégalité, construite pendant des générations, ne nourrira pas un ressentiment populaire si tout un chacun peut rêver que lui aussi y parviendra.

Quand de telles aspirations deviennent légitimes, le système a un soutien démocratique. Les riches peuvent user de l’indépendance que leur confère leur richesse pour brider l’arbitraire Gouvernemental et protéger la démocratie.

Il est donc trop cynique de conclure que les systèmes démocratiques soutiennent l’entreprise et les droits de propriété juste parce que les votes et les législateurs peuvent être achetés, et que les capitalistes ont de l’argent. De façon ultime, un système capitaliste qui n’est pas populaire perd toute trace tant de démocratie que de libre entreprise.

Deux défis menacent aujourd’hui la légitimité du capitalisme occidental. D’abord, il ne paraît plus assurer l’égalité des chances. La crise récente a soulevé des questions sur la façon dont une catégorie socio-professionnelle –  les banquiers – se faisait de l’argent, tandis que la perspective de devenir riche soi-même devenait illusoire pour les classes moyennes, notamment parce que l’accès à une éducation supérieure, passeport pour la prospérité, devenait inaccessible. Tout cela érode le soutien à la libre entreprise.

Le second défi tient à l’application assez arbitraire du droit de propriété. Dans les prospères années soixante, les économies de l’Ouest ont acheté la cohésion sociale en faisant des promesses extravagantes sur les retraites et la protection médicale. Une croissance ralentie, exacerbée par la crise récente et les sauvetages bancaires, a considérablement fait grimper la dette publique. Les promesses gouvernementales ne sont plus tenables dans beaucoup de pays industriels. Et puisque le Gouvernement a toujours besoin d’emprunter, il va chercher à renégocier les engagements de retraite et de couverture santé, tout en continuant à servir sa dette. De nouveau, la démonstration d’une faveur faite aux riches investisseurs aux dépens du large public ne peut qu’effriter le soutien aux droits de propriété.

Pour restaurer la légitimité du système, les économies avancées doivent restaurer l’égalité des chances pour les classes moyennes. Elles doivent améliorer l’éducation et créer les structures permettant aux gens de se former, d’obtenir et de conserver de bons emplois. Elles doivent aussi expliquer pourquoi certaines promesses du Gouvernement sont plus égales que d’autres et pas uniquement faites au bénéfice des ploutocrates. Ce ne sont pas des tâches faciles, mais elles sont essentielles à la survie des démocraties de marché.