Le grave accident nucléaire qui vient, dans la foulée d’un séisme record et d’un tsunami meurtrier, de frapper le Japon va contribuer à une réorientation de la stratégie globale énergétique mondiale – les Anglo-Saxons diraient du « policy mix » énergétique.
Cette réorientation était de fait déjà en cours sous l’influence de trois autres facteurs, agissant en sens contraires les uns des autres :

  • La relance des hydrocarbures, du fait de nouvelles découvertes pétrolières et surtout de la percée américaine dans l’exploitation du gaz de schistes ;
  • la prise de conscience, y compris dans de grands pays émergents comme la Chine, des dangers écologiques d’une exploitation à grande échelle de ces mêmes combustibles fossiles – hydrocarbures, mais surtout charbon ;
  • et la baisse spectaculaire du prix de revient de certaines énergies renouvelables, rapprochant sérieusement ces dernières d’une exploitation rentable sans subventions publiques.

A ces trois évolutions s’ajoute donc désormais une défiance renouvelée des opinions publiques à l’égard de l’énergie d’origine nucléaire, qui va sans aucun doute freiner, et peut-être briser, le mouvement de reprise qui s’esquissait dans ce secteur. Le « parallélogramme de forces », pour reprendre une expression chère aux amateurs de voile, qui s’exerce sur la stratégie énergétique, s’en trouve grandement modifié. Voyons de plus près à quoi ressemble le nouveau paysage énergétique mondial.
La première pensée qu’on peut avoir concernant les hydrocarbures (pétrole et gaz naturel) est que le drame nucléaire actuel va pousser leur prix à la hausse, car il faudra bien que l’arrêt de nombreux réacteurs – au Japon, mais aussi en Allemagne, en Suisse et ailleurs – soit compensé par des importations supplémentaires.
Mais en réalité, le renchérissement du pétrole date d’avant l’accident de Fukushima ; marqué depuis un an, il s’est accéléré avec les révolutions arabes, qui font craindre, à tort où à raison, une rupture des approvisionnements : depuis janvier dernier, et avant le drame japonais, le prix du baril a augmenté de 20 $ supplémentaires. Sans atteindre encore le record de 2008, les prix actuels (voisins de 120 $ le baril) constituent un mini-choc pétrolier : on a estimé que cette seule hausse récente va prélever 620 milliards de dollars sur les économies importatrices, soit l’équivalent d’1 % du produit mondial. La conséquence sera un ralentissement supplémentaire de nos économies (dix $ de plus sur le prix du baril coûteraient selon les meilleures études, entre 0,4 et un point de croissance sur trois ans), avec pour corollaire un enrichissement important des pays exportateurs d’hydrocarbures. Le choc japonais va sans doute prolonger cette période de hausse, mais pour le moment il ne semble avoir qu’un effet limité sur le niveau des prix.
Pour légitimes qu’elles soient, ces préoccupations conjoncturelles de prix ne doivent pas faire oublier une évolution plus importante pour l’avenir, car elle est structurelle. Cet élément nouveau est le regonflement des réserves mondiales d’hydrocarbures obtenu, non sans sérieuses nuisances pour l’environnement, grâce à de nouvelles percées technologiques.
On sait que les forages en mer, toujours plus loin des côtes et toujours plus profond, ont permis de nouvelles découvertes pétrolières spectaculaires, par exemple au large des côtes du Brésil. Les tentations de forer jusque dans l’Arctique, zone pourtant ultrasensible pour l’écologie de la planète, se font de plus en plus pressantes au fur et à mesure des progrès techniques. Il en est de même pour les pétroles lourds du Venezuela ou les sables bitumineux du Canada, dont l’exploitation, déjà assez avancée, est un véritable désastre pour l’environnement. Bien que ces techniques soient de plus en plus coûteuses – on atteint 60 à 70 $ de coût d’extraction par baril, contre moins de 10 $ pour les champs pétroliers traditionnels –, elles sont tout à fait rentables aux cours actuels. D’où une forte augmentation des réserves mondiales potentielles de pétrole ; de 35 à 40 ans de consommation, elles sont sans doute passées à au moins 60 ans.
Un autre progrès technique récent est en train de bouleverser l’économie de l’autre grand hydrocarbure, le gaz naturel. Il s’agit de l’exploitation des gaz de schiste (« shale gas », pour les Américains), permise par les nouvelles techniques de fracturation des roches par injection d’eau et de sable à haute pression et d’exploitation de puits « à l’horizontale ». Cette exploitation à grande échelle a déjà transformé le paysage énergétique aux Etats-Unis. La France a des potentialités dans ce domaine, dans le Bassin parisien et dans le Midi ; mais, à la différence de ce qui se passe outre-Atlantique, les préoccupations écologiques s’y sont fait entendre, puisqu’un moratoire a été décrété sur l’exploration de ces gisements jusqu’en juin prochain.
Il n’empêche : pour le pétrole comme pour le gaz, la perspective de l’épuisement des réserves s’éloigne de nous, retardant le fameux « peak oil » (l’année où la production culminera avant de baisser inéluctablement). C’est un soulagement, sans doute, pour les assoiffés d’hydrocarbures que nous sommes. Mais, outre les sérieux dégâts écologiques directs de ces nouvelles productions, ces découvertes vont avoir pour effet de décourager les sources d’énergie alternatives dont dépend pourtant la lutte contre l’effet de serre et donc l’avenir durable de la planète.
En sens inverse, on peut se réjouir pour l’avenir commun de l’évolution en cours dans un certain nombre de grands pays émergents, gros consommateurs de combustibles fossiles, à commencer par la Chine, qui émet désormais à elle seule un quart des gaz à effet de serre mondiaux, mais aussi l’Inde, le Brésil, la Russie, etc.
Certes, les pays en développement ont jusqu’à présent le plus souvent joué un jeu consistant à laisser les pays industrialisés seuls responsables de la solution du problème pour le futur, puisqu’ils ont été les principaux responsables de la surconsommation d’énergie et de la pollution planétaire dans le passé. Mais les pays émergents prennent de plus en plus conscience de l’inanité de cette position, car dans l’avenir c’est bien en majorité chez eux que se situeront les émissions dangereuses et les atteintes à la santé de la population, compte tenu de la rapidité de leur croissance et du peu de précautions prises jusqu’à présent. Pensez que la Chine, notamment, produit l’essentiel de son électricité à partir de charbon, en en brûlant deux milliards de tonnes par an, au prix d’une pollution massive – sans parler des milliers de morts dans les mines… Et on y construit une nouvelle centrale au charbon par semaine ! Les études montrent que les pluies acides, la mauvaise qualité de l’air, des eaux et des sols, raccourcissent l’espérance de vie des Chinois et entraînent probablement des millions de morts prématurées.

 

Ce post est une reproduction d’un article publié sur Canal Academie le 11 avril 2011.