La publication en juillet dernier du rapport AFEP-MEDEF intitulé « Renforcer le processus d’adoption des normes comptables internationales : un enjeu stratégique pour l’Union européenne » a fait quelque bruit. Sa parution avait peut-être pour objet d’influencer les conclusions à venir de la mission confiée à M. Philippe Maystadt par le commissaire Michel Barnier, le rapport Maystadt ayant été publié depuis.  Un article est paru dans Les Echos du 19 novembre 2013 sous la double signature de Michel Pébereau, président  du comité AFEP – MEDEF, et d’Etienne Boris, associé d’un grand cabinet d’audit, également membre de ce comité. Celui-ci était composé de plusieurs des grands noms du CAC 40  et on note la présence active du grand cabinet auquel appartient M .Boris

L’objet de cet article est de décrire, à la lumière de ce rapport et  de l’histoire récente,  l’évolution de ce lobbying à la française et de la façon d’aborder la question des IFRS. Il n’est pas de s’intéresser aux critiques adressées aux normes elles-mêmes, bien que ces critiques occupent une bonne partie du rapport : ce sont le mêmes qui sont ressassées en France depuis plusieurs années, elles sont pour la plupart non fondées, ou du moins avancées sans preuves sérieuses. Le rapport aurait pu se dispenser de les réitérer.

Aussi bien, le sujet n’est-il pas tant de connaître les défauts allégués des normes existantes que d’examiner la question du processus d’adoption des futures normes internationales par l’Union européenne qui, dispose déjà d’un mécanisme à cet effet.

On rappellera le passé récent afin d’examiner comment le lobbying s’est infléchi depuis 2003, époque où la France s’était ridiculisée en faisant en sorte que le président Jacques Chirac envoie  au président de la Commission Romano Prodi une lettre, le 4 juillet 2003, forcément vouée à l’échec dès lors qu’elle avait l’objet de fuites. Rappelons que le président Chirac demandait au président de la Commission de mettre fin à l’expérience IFRS, génératrice, selon lui, de la « financiarisation » excessive de l’économie et de  « court-termisme ». Cette demande ne manque pas de sel quand on sait que ses instigateurs appartenaient aux milieux financiers  qui ont usé et abusé de cette financiarisation et de ses effets, en distribuant des bonus  discrétionnaires sur la base de résultats qu’ils savaient non pérennes. C’est à ce lobbying  maladroit, où la France  était  en retard d’une guerre, qu’on doit en partie la réelle perte d’influence française, outre le fait que la cause défendue était une mauvaise cause.

A la lumière de ce rapport AFEP – MEDEF, peut-on dire que le lobbying  portant sur le même objet (l’acceptation des IFRS) a évolué, s’est amélioré ou marque un changement d’attitude ?

Évolution du lobbying depuis 2003. Une nouvelle frontière ?

Le lobby français a, à l’évidence, pris en compte certaines réalités. Il a enfin pris acte que l’enjeu est  au minimum européen et non pas au niveau d’un Etat membre comme la France. On n’évoque plus les intérêts des entreprises françaises ou de la France, « mais un enjeu stratégique pour l’Union européenne ». En filigrane apparaît la notion d’intérêt général européen (et non français). L’horizon s’est élargi à l’Europe, ce qui constitue la reconnaissance que des normes comptables  des grands groupes ne peuvent pas être nationales. C’est mieux, mais la myopie qui limitait le champ de vision à la ligne bleue des Vosges a, grâce à des verres correcteurs plus puissants, repoussé la vision de nos lobbyistes aux frontières de l’Europe. C’est un saut plus quantitatif que qualitatif. Il ne prend pas en compte que les IFRS sont des normes mondiales, pas (seulement) européennes. 122 pays les appliquent à des degrés divers, selon une récente étude fort documentée (« Global Accounting Standards –  from Vision to Reality. Assessing the State of IFRS Adoption », par Paul Pacter, disponible sur le site de l’IFRS Foundation.)

La souveraineté

De ce fait, on ne parle évidemment plus de souveraineté française, mais de souveraineté européenne, prétendant que l’Europe a renoncé à sa souveraineté en matière comptable en la déléguant à l’IASB,  à la différence d’autres puissances, et  on cite évidement les États-Unis. Il est inexact  que l’Europe ait renoncé à sa souveraineté comptable. Il y a un mécanisme d’adoption qui fonctionne : beaucoup de pays ayant adopté les IFRS n’ont pas de mécanisme aussi élaboré et en ont fait souvent totalement l’économie. La critique alors ne porte plus sur les IFRS, dont on reconnait d’emblée qu’elles constituent un grand progrès, mais sur le fait que l’Europe ne serait pas assez protectrice de ses propres intérêts. Cette critique porte alors sur le règlement de 2002 introduisant les normes internationales  en Europe, ainsi que sur le mécanisme d’adoption mis en place alors, basé sur l’EFRAG, qui fait l’essentiel du travail technique conduisant à l’adoption ou, le cas échéant, au rejet d’une norme. Quant aux intérêts et caractéristiques qui seraient spécifiquement européens et qu’il faudrait protéger (de quoi et contre qui ?), on reste dans le flou le plus total.

La place et l’influence de l’Europe

De même que nos lobbyistes avaient naguère une vision hypertrophiée de la France, ils ont maintenant  une vision hypertrophiée de l’Europe, ce qui les conduit à des revendications qui sont de bonne guerre, mais ne correspondent pas à la réalité des faits et de l’état du monde,

Ils partent de l’idée que l’Europe est le principal utilisateur des IFRS, ce qui fut exact et n’est pas encore  faux. Mais ce n’est pas l’utilisateur le plus exemplaire, car  certaines banques n’appliquent pas intégralement toutes les normes. Même en admettant cette prémisse, pourquoi cela donnerait-il à l’Europe une place prépondérante ? Cela pourrait conduire à ce que les normes deviennent européennes – il vaudrait mieux le dire clairement – et cessent d’être mondiales, ce qui est contraire à l’affirmation liminaire que des normes globales  sont nécessaires.

La réalité est également incontournable. Les Européens représentent 25% de tous les pouvoirs à la Fondation IFRS et à l’IASB. Nos lobbyistes revendiquent davantage. Ont-ils bien mesuré ce qu’est devenu le monde et qui compte au G20, pour qu’une revendication s’éloignant sensiblement de 25% ait des chances d’être retenue ? De même, les atermoiements des États-Unis qui retardent l’adoption des IFRS pour les sociétés américaines ne doivent pas faire oublier qu’ils sont isolés et sur la défensive sur leur propre continent, leurs voisins ayant adopté les IFRS. Celles-ci sont en outre utilisées aux États-Unis par la quasi-totalité des sociétés étrangères qui y sont cotées, et sous une forme « pure », pas édulcorée comme c’est le cas en Europe.  En outre, vouloir comparer l’Europe aux États-Unis, quand la première fait preuve d’une incapacité avérée à unifier son langage comptable propre (voir la directive de juin 2013)  n’est pas sérieux. Enfin, si les États-Unis n’étaient pas partie prenante au processus, pourquoi leur Financial Accounting Foundation viendrait-elle d’accorder à l’IASB une  subvention de 3 M$ ?

Des illusions sur le rôle et l’impact des normes comptables

Nul ne nie que les normes comptables soient importantes pour le bon fonctionnement des marchés et qu’une information financière transparente réduise les asymétries d’information.  Lier l’émergence des crises aux normes comptables est donc une erreur, ou du moins une forte exagération. Ce sont bien les comportements des acteurs, notamment bancaires, qui ont causé la crise, et sans des normes comptables révélatrices, elle aurait été encore plus grave.

Ce rapport doit être lu à la lumière de la mission confiée à M. Philippe Maystadt.

Depuis  la parution de ce rapport AFEP- MEDEF,  M. Maystadt a publié, à la demande du commissaire Michel Barnier, un rapport remettant en cause la façon dont les normes IFRS sont actuellement intégrées dans le droit européen, concluant que l’EFRAG doit être réformé, avec moins de pouvoirs aux techniciens et un conseil de surveillance renforcé qui voterait sur l’avis à donner à la Commission. L’objectif, selon le titre du rapport, est de renforcer le poids de l’Europe dans le dispositif IFRS. Mais immédiatement, les trois autorités de régulation européennes (ESMA, EBA et EIOPA) ont réagi et jugé que leurs voix devaient être prépondérantes, car elles seules auraient vocation à représenter l’intérêt général européen, à la différence du secteur privé présent au Conseil de surveillance. Aussitôt, la mission de M. Maystadt a été prolongée   et  son rapport n’est donc qu’une étape. Le front  est donc en train de se déplacer vers un débat  entre les autorités publiques se considérant comme seules détentrices de l’intérêt général européen, et les intérêts privés, tels ceux défendus par le MEDEF et l’AFEP.

De belles discussions en perspective, et les lobbyistes de tous pays et de toutes professions pourront encore agir. Le lobbying français s’est certes amélioré dans la forme, mais il devra mieux faire, et il ne serait pas mauvais qu’au-delà de son activisme, il présente des arguments plus recevables et surtout mieux étayés, avec une vision réaliste de l’Europe et du monde.