Couverture du roman "En terre étrangère" de Hugues LagrangeOn dit que les romans de Balzac décrivent mieux la France sous Louis-Philippe, ou ceux de Dos Passos les États-Unis d’avant-guerre, que beaucoup de traités historiques ou sociologiques. Une raison en est peut-être que les sociétés ou les groupes humains sont d’une complexité extrême. Les comprendre, en saisir les liens internes ou externes, défie l’analyse abstraite. Pour en attraper les subtilités, il est commode d’appeler en renfort l’émotion et les sentiments, de s’engager dans une identification personnelle avec les gens qui composent le groupe à analyser. C’est ce que permet le roman. Ses personnages, c’est-à-dire les individus dont on suit les trajectoires et auxquels le lecteur s’identifie, permettent de franchir un niveau de compréhension : ils donnent l’accès au groupe et à son histoire. Les sociologues n’écrivent bien sûr pas tous des romans, mais se promènent souvent sur cette frontière entre l’approche analytique et le suivi de trajectoires individuelles mises sous une forme quasi-romanesque. Par exemple, l’usage de l’enquête qualitative étendue, conduite auprès d’un nombre réduits d’individus, importe certaines des techniques du roman.

C’est en particulier par cet usage remarquable de l’approche « romanesque » que le dernier livre d’Hugues Lagrange est important. Son sujet : l’analyse des populations immigrées d’origine sahélienne (Sénégal et Mali) en France. La forme : une mise en scène des personnes enquêtées, dans le décor sobre de la vallée de la Seine entre Les Mureaux et Mantes-la-Jolie. C’est un choix d’écrivain, qui ramasse en un livre toute son expérience de sociologue de terrain et qui le fait dans une langue absolument superbe.

Ce sont plutôt des destins tristes que rapporte l’ouvrage, d’hommes immigrés dans les années 60 ou 70, de leurs épouses qui ont suivi beaucoup plus tard, et de leurs enfants et maintenant petits-enfants. On y suit Samba Diop, Youssouf, Soukeyna, Miriam, Rokaya, et quelques autres. Et on les retrouve au fil des chapitres, chacun d’eux aidant à porter la focale sur un aspect de leur vie de communauté : la place des enfants, les adolescents, la religion, les relations hommes-femmes, le rapport à l’emploi (dans une région meurtrie par la désindustrialisation), le rapport à leur terre d’origine… L’auteur s’y promène avec délicatesse ; les entretiens sont disséminés au fil des pages, entrecoupés de jugements plus généraux, de propositions de sociologue mais aussi de faits plus intimes de sa propre vie. On ne reste pas une dizaine d’années à conduire cette enquête sans qu’il y ait des traces. Il y a un peu la marque du « Tristes tropiques » de Lévi-Strauss dans l’écriture du livre. Son titre aurait pu être « Triste Val de Seine », ce qui n’empêche pas que la gaîté et le dynamisme de la vie apparaissent dans de nombreuses pages, et que les enseignements qu’on en tire dépassent de beaucoup la seule communauté sahélienne qui y habite.

Cette communauté a importé en Europe les liens sociaux qu’elle connaissait dans ses villages en Afrique. Notamment la place prééminente des hommes, qui, comme dans leurs pays d’origine, structurent le groupe et donnent leur place aux femmes et aux enfants. Le regroupement familial à compter des années 80 a permis que se constituent des familles, mais sans que les hommes aient les moyens de conserver la reconnaissance sociale que leur statut d’homme leur donnait au pays. Ils sont confinés (ou se confinent) dans des emplois peu qualifiés, sans évolution de carrière et désormais sous la menace constante du chômage. Ce contraste est un ferment de rupture : les femmes suivent des trajectoires propres ; le taux de divorce est très élevé ; la communauté tente de réagir devant le désastre éducatif concernant leurs enfants. Le précédent livre d’Hugues Lagrange (« Le déni des cultures », Le Seuil, 2010,2013) avait heurté quelques sociologues académiques, ceux qui exhibent leur titre de propriété sur l’Afrique ou leurs constructions conceptuelles coupées des enquêtes de terrain. On accusait l’ouvrage d’un biais « culturaliste », consistant à expliquer la déveine actuelle de cette communauté en France par des invariants culturels et non par des traits liés au pays d’accueil, concernant l’emploi ou la discrimination sociale… La critique était naïve. Tout est beaucoup plus complexe. Il est fascinant de noter les façons dont cette communauté, assurément très conservatrice, se rebâtit progressivement sur de nouvelles bases. Le sociologue, devenu écrivain, nous permet de le voir.

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« En terre étrangère. Vies d’immigrés du Sahel en Île-de-France », Le Seuil, 2013, 338 pages.