L’émergence de l’entreprise à impact (Deuxième partie)
L’objectif de cet article est de spécifier la notion d’investissement à impact et les méthodes de mesure des valeurs – respectivement sociale, sociétale et environnementale – qui sont créées ou détruites par les projets de l’entreprise. Le traitement de cette problématique repose sur l’étude du cas d’une entreprise française du Bâtiments Travaux Publics (non cotée en bourse), dont la raison sociale est anonymisée sous le sigle EFBTP. Les données de l’étude ont été collectées à partir des documents publiés par l’entreprise (notamment les Déclarations de Performances Extra-Financières ou DPEF) et d’entretiens semi -directifs avec cinq acteurs-clé de la démarche de reporting : un membre du Comité exécutif, le DAF, le DRH, le directeur DD de l’EFBTP et un expert de l’ADEME,
L’EFBTP se livre à des opérations de construction et de maintenance d’ouvrages d’art public (infrastructures et édifices). Elle fonctionne par projets de conception, de fabrication et d’entretien. Elle exerce son métier dans un écosystème composé de nombreuses parties prenantes directes et indirectes : maîtres d’ouvrages (collectivités locales, administrations, sociétés d’économie mixte…), maîtres d’œuvre (entreprises générales ou spécialisées), fournisseurs et sous-traitants dans les secteurs de l’ingénierie, de la construction et de la maintenance, exploitants (gestionnaires des ouvrages) et des usagers de statuts publics et privés. Ses activités sont encadrées par des dispositions réglementaires à la fois générales (codes de commerce, du travail, comptable, fiscal…) et spécifiques (réglementations du bâtiment, des collectivités locales, de l’environnement…). Elles sont régulées par un code déontologique et un corps de pratiques professionnelles, qui sont normalisés principalement par la Fédération Française du Bâtiment. Elles sont surveillées par de multiples administrations (Equipement, Travail, Environnement, Affaires culturelles…), ONG et associations de défense d’intérêts privés.
Les actions de l’EFBTP ne sont pas cotées en bourse, ce qui l’exempte en principe d’un alignement de ses indicateurs sur les critères ESG, mais son chiffre d’affaires étant supérieur à 100 millions €, elle est tenue de publier une DPEF contrôlée par des commissaires aux comptes. Elle est soumise à des impératifs de rentabilité, de responsabilité et de durabilité, qui lui imposent d’appliquer des méthodes d’évaluation adaptées à chaque type d’externalités impactant ses parties prenantes. L’EFBTP fait ainsi appel à diverses méthodes de calcul socio-économique appliquées aux effets positifs et négatifs de ses projets. Le traitement des impacts sociaux est principalement du ressort de la DRH, la gestion des impacts sociétaux est du ressort de la DG et de la Direction du DD. Le pilotage des impacts environnementaux relève directement des responsables des projets qui disposent de correspondants dans les Directions fonctionnelles et opérationnelles et parmi les principaux fournisseurs et sous- traitants de l’entreprise. Pour l’ensemble des raisons exposées précédemment, le cas de l’EFBTP peut être considéré comme un idéal-type au sens d’Aoki,
La démarche de valorisation des impacts par l’EFBTP s’inspire dans l’ensemble de celle recommandée par l’IIRC , qui comporte cinq étapes : fixer des objectifs, dresser une carte des parties prenantes, construire une matrice de matérialité des enjeux, structurer la chaîne de création de valeur et déduire une grille d’indicateurs-clés de pilotage (reporting financier et extra-financier). L’analyse de sa démarche révèle qu’elle est également alignée sur celle recommandée pour mesurer les investissements à impact.
La démarche stratégique de l’EFBTP
Le positionnement stratégique et le plan d’affaires mobilisent une gouvernance fondée sur la DG et le comité exécutif, dont les décisions sont préparées par la Direction du DD et un comité d’impact. Les décisions sont prises dans le cadre des procédures d’élaboration du plan d’affaires et du budget, puis soumises au conseil d’administration. Elles visent à renforcer les avantages concurrentiels de l’entreprise, à se mettre en conformité avec les réglementations, les normes et les labels en vigueur, ainsi qu’à exécuter les engagements attachés à son statut et à son image « d’entreprise à impact » (qui la distingue du statut d’entreprise à mission ou à raison d’être). Elles ont pour objectif d’engendrer des externalités nettes (positives moins négatives) des projets de construction réalisés par l’entreprise, ce qui implique une valorisation des impacts grâce à une méthodologie robuste et reconnue.
Le comité exécutif doit notamment délimiter le « périmètre d’impact » et hiérarchiser les priorités sociales et environnementales de l’entreprise, choisies parmi les 17 ODD. Ce classement implique (suivant une démarche inspirée par l’IIRC) de dresser une cartographie de ses parties prenantes en fonction de leurs contributions aux chaînes de création de valeur financière et de valeur d’impact des activités de l’entreprise. Ce classement impose la construction d’une matrice de matérialité des enjeux (ou des risques) encourus par l’entreprise et par ses principales parties prenantes.
Le bilan carbone de l’EFBTP
La gouvernance de l’EFBTP privilégie la gestion de la transition énergétique, qui recouvre les économies d’énergie, la préservation des énergies non renouvelables et la réduction des émissions de gaz à effet de serre (GES), en application de la loi française Transition Energétique pour la Croissance Verte (TECV). La construction d’infrastructures et de bâtiments publics est plus ou moins consommatrice d’énergie et émettrice de GES (fabrication des matières premières, consommation des engins de chantier…) et l’exploitation des édifices est plus ou moins économe en énergie et productrice de carbone.
Conformément aux recommandations de la Fédération Française du Bâtiment, du Forum pour l’Investissement Responsable (FIR) et de France Invest, le comité d’impacts de l’EFBTP établit un bilan carbone prévisionnel pour chacun de ses projets, à l’aide des guides méthodologiques publiés par l’ADEME (Agence de Développement et de Maîtrise de l’Energie), l’Association Bilan Carbon, la norme ISO 14064-1 et le GHG protocol.
Le principal indicateur de pilotage et de reporting porte sur la Valeur Actualisée Nette (VAN) globale du projet, qui se décompose comme suit :
VAN standard du projet + VAN additionnelle + VAN des impacts du projet
avec :
– VAN standard du projet conforme aux règles et aux normes socio-environnementales, mais en l’absence d’investissement spécifique bas carbone
– VAN additionnelle = supplément de prix payé par le maître d’ouvrage (le donneur d’ordres) – coût du surinvestissement pour décarbonisation des produits et des processus, supporté par le maître d’oeuvre (l’EFBTP)
– VAN de l’impact carbone = volumes annuels de carbone évités x hypothèse de prix à long terme de la tonne de carbone (valeurs actualisés sur la durée de vie de l’édifice)
Cette formule répond aux principes d’intentionnalité, d’additionnalité et de mesure posés par le GIIN.
L’application de cette méthode suit une procédure coordonnée par le responsable du projet et le comité d’impacts, qui comporte quatre étapes destinées à :
– déterminer le périmètre des impacts (« empreinte carbone ») et leurs durées de vie ;
– classer les facteurs d’émission de GES en fonction de leurs enjeux et identifier les procédés de décarbonisation (les procédés alternatifs sont comparés et soumis par le pilote du projet au maître d’ouvrage donneur d’ordres) ;
– valoriser les émissions de GES en fonction des types de matériaux utilisés (béton classique ou bas carbone, bois, acier, verre…) à partir des données (unités physiques et monétaires) auprès de l’ADEME (Basecarbone ® ), des fournisseurs et des sous-traitants ;
– planifier les actions et publier le bilan carbone®.
La valorisation des impacts implique de :
– classer les émissions directes (scope 1) issues des procédés, les émissions indirectes (scope 2) , dues aux utilités, et les émissions indirectes (scope 3) engendrées par les transports et déplacements ;
– déterminer les hypothèses et les méthodes de calcul des impacts des émissions ;
– calculer les économies réelles et potentielles du projet sur la base des écarts entre les émissions de GES avant et après décarbonisation (grâce à la comptabilité carbone) ;
– consolider les projections dans le bilan carbone ® ;
– construire et comparer le profil GES ® de l’entreprise ;
– vérifier l’alignement entre le projet et le business plan de l’entreprise (suivant le protocole ACT ®).
La valorisation des impacts rencontre cependant des problèmes suscités par :
– l’incertitude attachée à certaines hypothèses : la valeur à long terme de la tonne de carbone , le coût du capital, le seuil de rentabilité des investissements bas carbone, la valeur du capital immatériel (apports de compétences, gains d’image …) engendré par la décarbonisation… ;
– l’hétérogénéité des données issues de la base carbone de l’ADEME, de la base de la Chambre Syndicale du BTP, des rapports du GIEC (il n’existe pas de métrique officielle) … ;
– l’imprévisibilité des horizons des projections : durée de vie de l’infrastructure ou du bâtiment ; longévité et variabilité des émissions…
L’actualisation des flux repose sur un coût du capital de l’entreprise, dont certains paramètres (variabilité des taux d’un placement sans risque, des primes de risque…) sont également problématiques. Les flux projetés sont actualisés en 2021 à un taux de 7% par an (incluant une prime de risque de 2%).
La mesure des autres impacts
Les approches des autres impacts environnementaux suivent la même démarche de calcul socio-économique que celle appliquée pour les projets bas carbone.
Dans le domaine environnemental, l’EFBTP mène des actions en faveur de la réduction du bruit (isolation des bâtiments, traitement des revêtements des routes, installation de parois anti-bruit…) et de la protection de l’eau et des sols (préservation des cours d’eau et des nappes phréatiques, isolation des réseaux d’alimentation et d’évacuation des eaux…), ainsi que plus récemment, du rétablissement de la biodiversité (par des couloirs de franchissement des autoroutes et des clôtures de protection) suivant le modèle proposé par Badré (2011). Les valeurs créées par ces initiatives s’expriment notamment en termes de maladies – et donc de coûts sanitaires – évitées, ou d’espèces animales et végétales préservées.
Dans le domaine social, le personnel de l’entreprise et de ses sous-traitants est exposé à des accidents du travail et des atteintes à la santé, dont la prévention exige des formations et des équipements de sécurité et de confort. L’EFBTP s’efforce d’insuffler un certain « bien-être au travail » dont les effets attendus sont multiples : plus grande productivité, meilleure attractivité des emplois, limitation des arrêts de travail, des grèves et des démissions. Afin de valoriser les impacts, l’EFBTP applique les métriques proposées par des organismes comme le GIEC, France Stratégie, le BLab, la World Weighted Accounts Alliance, la base IRIS+ (gérée par le GIIN) …, qui établissent des projections des prix du carbone, mais aussi des valeurs des effets du bien-être, des prix de la vie humaine, des coûts de la carence de diplômes, des effets du dérèglement climatique, du recyclage des déchets… Le comité d’impact de l’EFBTP déduit des valeurs de ces effets positifs, les coûts des surinvestissements ou des mesures compensatoires supportées pour répondre aux attentes du personnel ou aux atteintes à l’environnement,
L’évaluation des impacts sociétaux soulève des difficultés particulières. Dans le secteur du BTP, ces effets sont variés et diffus : sécurité des usagers des édifices et des infrastructures, création d’emplois locaux, contributions à certaines initiatives collectives… Si leurs coûts sont aisément chiffrables, leurs effets positifs sont plus difficilement observables.
L’application de cette démarche orientée impacts soulève par ailleurs des problèmes d’organisation des systèmes d’information. L’EFBT pratique la collecte et le traitement des données nécessaires pour valoriser la plupart des impacts sociaux et environnementaux de ses projets, en faisant appel aux nouvelles fonctionnalités apportées par l’Intelligence Artificielle et le stockage de masse des données (big data), comme :
– la veille réglementaire et l’aide au reporting de la conformité (regtech),
– la valorisation du capital immatériel de l’entreprise (avec des logiciels de Business Intelligence) ;
– le profilage DD/RSE et la traçabilité des sous-traitants, des fournisseurs et des experts (modèles KYC Know Your Customer, Kabbage…) ;
– la segmentation des classes d’actif (notamment immatériels), l’aide à la gestion d’actifs, les modèles d’optimisation de « l’alpha » et de la VaR de la gestion d’actif ;
– la consultation des comptes et les systèmes d’alerte destinés aux gestionnaires et aux donneurs d’ordres ;
– les réponses aux questions courantes des parties prenantes et des prospects (automatismes vocaux ou robo-advisoring) ;
– la simplification du codage des algorithmes et du stockage des données, afin de réduire l’empreinte carbone des traitements.
La portée et les limites de la valorisation des impacts
Plusieurs enseignements d’ordre méthodologique peuvent être tirés de ces observations.
Le protocole appliqué par l’EFBTP atteste de la rentabilité, de la responsabilité etde la durabilité de son modèle d’affaires, par un alignement de sa stratégie sur les ODD et par une évaluation des leviers de ses avantages concurrentiels. Il démontre que les méthodes de mesure d’impacts appliquées par les fonds ISR et les cabinets d’analyse financière, sont également applicables par les entreprises industrielles et commerciales, à la condition qu’elles soient gérées par projets et/ou par programmes. Cette démonstration vient confirmer l’intérêt d’un management des entreprises par ses projets (Garel, Giard, Midler, 2004). Desreumaux et Brechet (2018) constatent à cet effet que l’entreprise est « un projet collectif avec un statut de bien commun, dont la mission est de développer des projets créateurs de valeur financière, sociale, sociétale et environnementale ». Le projet ou le programme serait donc un niveau de granularité plus adapté que l’ensemble de l’entreprise ou de son écosystème, pour analyser et contrôler la chaîne d’impact des activités productives et marchandes. La mise en œuvre de cette démarche requiert toutefois une gouvernance adaptée de l’entreprise, mobilisant tous ses acteurs sous l’autorité de sa direction générale et des responsables de ses projets, assistés d’un comité d’impact associant les parties prenantes concernées.
L’application d’une méthodologie fondée sur une étude randomisée et contrôlée permet de distinguer la valeur financière créée par un projet standard (ou de référence) strictement aligné sur les lois et les normes en vigueur, et la valeur socio-économique engendrée par les impacts sociaux et environnementaux, à la fois positifs et négatifs, de ce projet. Ces valeurs étant monétisées, elles sont ensuite consolidées à différents niveaux (domaines d’activité stratégique, ensemble de l’entreprise, écosystème, secteur d’activité), afin de permettre des comparaisons homogènes et éclairantes. L’analyse systématique des écarts entre les prévisions et les réalisations constitue à la fois un outil opérationnel d’aide à la décision et un indicateur-clé (KPI) de reporting financier et extra-financier.
La mesure d’impact comporte toutefois des limites inhérentes aux difficultés de définir les logiques sous-tendant certaines chaînes d’impact (notamment sociétales) et de fixer certaines hypothèses de calcul (horizons et étendues des impacts, métriques applicables à certains impacts, taux d’actualisation applicables aux flux…). Les recherches actuellement engagées par de nombreux laboratoires publics et privés devraient permettre de lever certaines de ces incertitudes.
L’approche des impacts suivant un processus enchaîné de hiérarchisation des parties prenantes, de délimitation du périmètre d’impacts, d’analyse des chaînes d’impacts et de valorisation de ces derniers par des méthodes scientifiques validées, s’avère être plus convaincante auprès des investisseurs et des managers. Elle applique des logiques socio-économiques et des modèles de valorisation plus robustes que les appréciations qualitatives et les énoncés performatifs – parfois empreints de social et/ou de green washing – recensés dans certains discours et rapports extra-financiers. L’ensemble de ces dispositions méthodologiques et organisationnelles se présente donc comme étant une avancée significative vers une plus grande responsabilisation et une meilleure information de tous les acteurs impliqués dans la chaîne de création de valeur de l’entreprise,
L’année 2021 marque-t-elle un tournant dans le processus de responsabilisation des entreprises ? Cette étude montre que les pratiques du pilotage des performances et du reporting extra-financier évoluent vers une quantification plus robuste – mais encore perfectible – des impacts positifs et négatifs des projets et des opérations des entreprises. La mesure de ces impacts ne peut continuer à être basée sur des modèles théoriques et des indicateurs standards, de nature technique et/ou comptable, appliqués uniformément dans tous les secteurs d’activité. Elle fait de plus en plus appel à des méthodologies adaptées à chaque type d’impact, validées par la communauté scientifique et légitimées par le milieu professionnel concerné. L’évaluation des externalités des activités productives et marchandes implique, dans un champ de plus en plus étendu, un nombre croissant de parties prenantes, dont les modes d’action et de communication sont variés : recherches scientifiques, réflexions stratégiques, consultations démocratiques, expertises techniques… mais aussi, mobilisation des réseaux sociaux, actions d’influence (lobbying), contestations parfois violentes (activisme)… La combinaison de ces différents modes d’action varie en fonction des priorités collectives et parfois, des effets de mode (les entreprises « responsables », « soutenables », «contributives»…). Elle donne lieu de la part de certains acteurs, à des comportements mimétiques, de sélection adverse (green washing) et/ou d’aléa moral (social bashing). Cette étude s’efforce de montrer que la valorisation des impacts sociaux, sociétaux et environnementaux, s’inscrit dans un triangle dont les pôles « profitabilité- responsabilité- durabilité » présentent des dimensions respectivement économique, sociale et temporelle. La rentabilité et la responsabilité sont les leviers de la durabilité.
Les valeurs des impacts résultent moins « d’actions individuelles instrumentales » ou de « volontés individuelles mues par l’utilité » que de « productions collectives qui permettent la vie en commun » (Orléan, 2011). Cette construction de la valeur d’un impact repose sur des débats raisonnés, des modèles scientifiques et des données traçables, mais également, sur des jeux de pouvoir et des comportements mimétiques (Pluchart, 2020). Elle résulte d’un dialogue entre le « savant et le politique » (Weber, 1919).
Références
Badré M. (2011), Evaluation environnementale et préservation de la biodiversité, Revue Juridique de l’Environnement, n°spécial, pages 79-86.
Desreumaux A, Brechet J-P. (2018), Repenser l’entreprise : une théorie de l’entreprise fondée sur le Projet, Eds Septentrion.
Garel G, V.Giard, C Midler eds (2004), Faire de la recherche en management de projet, Eds. Vuibert.
Orlean A. (2011), L’empire de la valeur, Éditions du Seuil.
Pluchart J-J, (2020), Les nouveaux systèmes de pilotage des entreprises, Eds Eska.