Au cours de l’année 2010 et sur la première moitié de l’année 2011, les grandes entreprises françaises n’ont pas cédé à la tentation de l’endettement. Bien que la période de « normalisation » des conditions de financement bancaire et obligataire aurait pu s’y prêter, les entreprises se sont limitées à renégocier leurs lignes de liquidité bancaires arrivant prochainement à échéance, tout en diversifiant sensiblement leurs sources de financement au profit d’une plus grande désintermédiation. Le niveau moyen du levier dette nette/Ebitda s’est considérablement réduit, à la faveur d’une augmentation de la trésorerie et d’une politique d’investissement plus prudente dans un environnement économique jugé incertain.

Une étude détaillée de la structure du financement des 101 entreprises de l’indice SBF 120 (hors valeurs financières et sociétés foncières), réalisée par bfinance, révèle que le niveau moyen de levier parmi les grands groupes cotés français est revenu de 1,96 à 1,63 entre fin 2009 et fin 2010, avant de remonter légèrement à 1,70 à fin juin 2011. Cette maîtrise des leviers apparaît aujourd’hui essentielle, mais ne suffira pas à répondre à elle seule au défi de la raréfaction du crédit bancaire, liée à l’entrée en vigueur de la nouvelle réglementation prudentielle Bâle III et à l’impact de la crise de la dette souveraine sur les établissements de crédit européens. Au moment où les principales banques européennes privilégient la réduction de la taille de leur bilan à la recapitalisation, les entreprises françaises restent encore (trop ?) largement dépendantes des financements bancaires. À fin 2010, la dette financière brute des entreprises du SBF 120 s’élevait à 502 milliards d’euros, dont 295 milliards d’euros de dette obligataire (+6 % sur un an), 140 milliards d’euros de dette bancaire (+19 %) et 67 milliards d’euros d’autres dettes (- 9 %, essentiellement crédit-bail, aux côtés des instruments dérivés comptabilisés au bilan). Ces chiffres, qui placent le poids de l’obligataire à 59 % dans la dette des grands groupes cotés français (les lignes de liquidités non tirées ne sont pas prises en compte dans l’étude), masquent toutefois une situation toute différente si l’analyse se porte sur la structure de financement entité par entité.
Des différences marquées. En l’occurrence, l’étude révèle des différences marquées entre la structure de financement des sociétés du CAC 40 et celle du SBF 80. Sur l’encours de 508 milliards d’euros de dette brute des entreprises du SBF 120 à fin juin 2011, les sociétés du CAC 40 en détenaient 405 milliards. Sans surprise, la structure de financement des fleurons de l’économie tricolore ressort composée en moyenne de 60 % d’obligataire (EMTN et placements privés), 26 % de dette bancaire et 14 % d’autres dettes, ce qui est très proche de la structure de financement observée au sein des entreprises américaines, largement désintermédiées. A contrario, alors que les règles Bâle III favorisent la distribution de crédit aux entreprises les mieux notées, plus fréquentes au sein du CAC 40, les groupes du SBF 80 ressortent plus dépendants des banques. La dette bancaire représente en moyenne 60 % de leur dette brute. Entre fin 2009 et mi 2011, la part des financements obligataires au sein de la structure type de financement des groupes du SBF 80 a toutefois progressé de 3 points, à 30 %. Signe de cette tendance à la désintermédiation, le SBF 80 a émis 60 % des 12,5 milliards d’euros d’encours de placements privés recensés dans les rapports annuels (52 lignes, dont la moitié placée depuis 2010).

 

Mur de liquidité franchi

S’il fallait retenir une bonne nouvelle de cette étude sur la liquidité et la dette des entreprises françaises, il s’agirait du fait que le « mur de refinancement » des lignes de liquidité bancaires arrivant à échéance entre 2011 et 2013 est un problème appartenant au passé. Environ 40 % des autorisations bancaires des groupes du SBF 120 arrivaient à échéance en 2011 et 2012. La renégociation de ces lignes de liquidité est intervenue en 2010 et sur la première partie de l’année 2011 dans un contexte où de nombreux groupes avaient pris de l’avance sur leur programme de financement obligataire à moyen-long terme. Le refinancement actuel des lignes de liquidité arrivant à échéance en 2013 revêt un enjeu moins important (inférieur à 10 % du total des autorisations bancaires). Jusqu’au mois de juillet, les entreprises ont bénéficié de conditions très favorables sur leurs opérations de crédit syndiqué : maturités moyennes à 5 ans voire plus dans certains cas exceptionnels, assouplissement relatif des conditions juridiques (covenants, remboursement anticipé…), dette tirée revenue à des niveaux très compétitifs, dette non tirée et lignes de back-up à des niveaux de prix historiquement faibles. Toutefois, certaines tendances se sont développées sur la période. Ainsi le coût ou la prime initiale d’une ligne de crédit confirmée est passé à 30 %, voire 40 % du coût total du crédit si celle-ci est tirée, comme c’est généralement le cas, par avance. Depuis l’été, les conditions des marchés bancaires se sont fortement dégradées. L’appétit des banquiers s’avère limité pour les signatures inférieures à BBB/ BBB+. Les conditions de prix sont hétérogènes, même s’il n’y a pas encore de bouleversement du catalogue de prix. Globalement, les opérations mettent plus de temps à se discuter, en raison d’une période de découverte du prix plus longue. Certaines banques ont fermé leurs livres ou sensiblement augmenté leurs prix en bilatéral.

Désintermédiation

Face aux difficultés à faire converger sur un même niveau de prix dans un crédit syndiqué des banques aux conditions de refinancement hétérogènes, les entreprises réagissent en privilégiant les bilatéraux par rapport aux crédits syndiqués. Par ailleurs, elles exploitent plus systématiquement leur poste client (affacturage en croissance d’environ 15 % sur le premier semestre, reverse factoring). Reste la question de la désintermédiation des financements. La volatilité et la forte hausse des marges ont ralenti l’activité sur le marché obligataire corporate en 2011. Les volumes levés sur le marché de l’euro par les entreprises depuis le début de l’année atteignent à fin octobre 1990 milliards d’euros, dont 34 milliards émis par des groupes français (contre 135 milliards en 2010 et 260 milliards en 2009). Le segment du non-noté est resté stable avec 4 % des volumes (3,4 milliards, 9 émissions), contre 6 % en 2010 (8,4 milliards, 20 émissions) et 2 % en 2009 (4 milliards, 8 émissions). Les spreads moyens sur l’ensemble de l’année s’inscrivent en légère hausse pour les émetteurs de la catégorie investissement. La baisse des marges au début de l’année pour les émetteurs de la catégorie non-investissement n’a pas résisté au violent repricing de l’été.

Si le dynamisme et l’efficacité du marché primaire obligataire dépendront en grande partie de la sortie de crise et de la baisse de la volatilité, la désintermédiation du financement des midcaps passe par le développement d’un marché du placement privé obligataire/ non noté en Europe, qui permettrait notamment de surmonter une des principales barrières à l’accès des entreprises aux financements désintermédiés : la taille des emprunts, sachant que les compagnies d’assurances, traditionnels investisseurs en obligations d’entreprise, exigent des émissions de référence d’au moins 300 millions d’euros et notées de surcroît. De nombreux chantiers sont à engager et de nouvelles pistes restent à explorer pour parvenir à une plus grande diversification des sources de financement des entreprises. Il s’agit notamment de favoriser la culture des investissements en emprunts non notés chez les institutionnels ou encore d’accroître l’intérêt des particuliers pour les emprunts d’entreprises. À défaut de parvenir à une diversification des sources de financement, c’est une nouvelle donne du crédit durablement plus cher qu’il faudra se résoudre à accepter. Pour l’heure, l’extrême faiblesse des taux de référence fait que le crédit reste bon marché. Puisse cette situation se prolonger.

Cet article est une reproduction d’une contribution pour la revue échanges datée de janvier 2012.