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Qui ne connait pas la thèse de Max Weber dans son ouvrage L’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme ?[1] Mais qui l’a véritablement lu ? Au point souvent de présenter cette thèse de façon déformée et de considérer qu’il y aurait une conjonction entre capitalisme et protestantisme, entre persécutions religieuses (des puritains anglais) et réussite du capitalisme. Weber n’a pas cherché à prouver que le mouvement né de la Réforme aurait encouragé, voire provoqué, la dynamique du capitalisme, mais l’inverse : en quoi le développement économique de certaines régions a pu favoriser la Réforme. Il convient d’écarter ici une vision simpliste de la thèse de Wéber qui n’y verrait qu’un lien causal entre foi et faits économiques. Wéber ne cesse n’affirmer le contraire. Ce qu’il met en évidence, ce sont des liens entre une éthique et un esprit. Ce sont ces « affinités électives » entre protestantisme (ou plus précisément puritanisme d’obédience calviniste) et capitalisme (qu’il ne définit pas dans son livre, l’ayant déjà fait par ailleurs) que Weber met en relation dans son travail.  Ce qui distingue l’esprit du capitalise, « c’est la domination rationnelle de cette pulsion »[2], c’est-à-dire non pas « l’acquisition comme telle mais la recherche de rentabilité ». C’est en ce sens que le travail de Weber est avant tout une recherche sur la rationalité occidentale. Le capitalisme ne serait dès lors plus une recherche du profit, mais une recherche du profit rationnel, c’est-à-dire calculé. Parce qu’improbable.

Improbable en ce que la théologie sur laquelle s’appuie cette thèse est profondément individualiste (le « désenchantement du monde », c’est-à-dire le refus de toute médiation entre l’homme et son Dieu) et pessimiste. La thèse wébérienne met en rapport le dogme calviniste de la double prédestination (des élus et des damnés) et l’esprit du capitalisme : « Suis-je élu ? Et comment puis-je m’assurer de ce salut ? »[3]. Les hommes sont totalement ignorants quant à leur salut dans l’au-delà, et, contrairement à la doctrine catholique du salut par les œuvres (les actions quotidiennes au cours de notre vie), ils ne peuvent rien y faire[4]. Pour les puritains anglais, les œuvres sont les fruits de la foi et ne viennent pas en compte pour nous justifier. Si la prédestination n’est pas la doctrine centrale des grands réformateurs, elle n’en va pas moins focaliser l’attention. Elle est fondée sur la prescience divine qui permet à Dieu de préparer d’avance une destination (et non une destinée) à ceux qui répondent à son appel. Entre réformés mêmes, la question du libre arbitre et de la prédestination ne faisait pas l’unanimité puisque l’on considère, en schématisant, qu’alors que Luther s’en tenait à une prédestination au salut, Calvin, pour sa part, professait le principe de la double prédestination. La justification, c’est à dire l’assurance donnée par Dieu à l’homme pêcheur qu’il échappera à la damnation, constitue à cet égard le point central de la controverse entre l’Eglise et la Réforme.

Si l’homme demeure impuissant à assumer son propre salut, la grâce divine se manifeste par des signes, et parmi ceux-ci, la réussite de l’individu dans son activité professionnelle. La réussite dans le travail devient ainsi un signe d’élection divine : « le travail et lui seul était censé dissiper le doute religieux et donner la certitude de l’état de grâce »[5].  On oublie trop souvent le paradoxe de cette thèse qui, comme le dit Weber lui-même, aurait « évidemment » dû conduire au fatalisme comme réponse rationnelle à la prédestination. En effet, à quoi bon faire le bien si tout est déjà joué ? Parce qu’il nous incombe de bien agir pour la gloire de Dieu. La thèse de Weber consiste justement à expliquer pourquoi et comment « la grande masse des hommes ordinaires » a fait le choix opposé.  Le croyant au doute radical est aussi l’archétype du calculateur rationnel et gestionnaire des « primes d’au-delà »[6].

Cette thèse, beaucoup plus subtile que la présentation ci-dessus le laisse croire, est considérée aujourd’hui encore comme la clé de la différence entre les pays dits latins ou de tradition catholique, et les pays anglo-saxons, ou de tradition protestante. Et d’expliquer encore aujourd’hui les différences culturelles entre les pays du Nord de l’Europe et ceux du Sud, apr exemple (les cigales sudistes et les fourmis nordiques…). Elle est reprise dans tous les ouvrages et commentaires comme un fait acquis, qui ne souffre ni débat ni critique. Elle continue de constituer l’objet de recherches par la sociologie universitaire, moins comme une donnée historique que comme une explication du monde moderne. Mais n’est-il pas temps de s’interroger sur l’actualité de cette thèse ? Non seulement sur ses fondements mais sur ses effets ?

Les fondements tout d’abord. Considérer que la doctrine de la double prédestination constitue l’explication de l’ « esprit du capitalisme » ou du « métier comme devoir » (« Beruf ») ne parle plus à grand monde aujourd’hui. S’il n’est pas niable que le débat théologique au XVIIème siècle occupait largement les esprits et les cœurs, tel n’est plus le cas dans l’occident sécularisé. Peut-on toujours considérer que c’est la crainte de l’enfer qui anime l’homme du XXIème siècle dans son quotidien ? Est-il conséquent de voir dans le travail un devoir religieux, signe de son élection divine ? A l’heure du chômage de masse subi, l’explication n’est-elle pas « décalée », qui verrait dans tous les chômeurs des damnés (non pas de la terre mais du ciel) ? La rencontre de l’esprit du capitalisme et de l’éthique protestante s’est effectuée, selon Weber, sur le dévouement à la tâche.Beruf, le terme signifie à la fois vocation et travail et constitue un long chapitre de livre de Weber. Mais à l’heure d’Homo Festivus (Ph. Muray), où le divertissement et la consommation ne semblent plus que les seuls fins du travail, que signifie ce « dévouement », cette « ascèse », pour reprendre son expression[7], objet elle aussi de tout un chapitre (les fondements religieux de l’ascèse) ? Le travail n’est-il pas plutôt un simple moyen pour l’homme de subvenir à ses besoins, et non pas une vocation ? Considérer aujourd’hui que la finalité de l’existence est le travail dans le cadre d’une profession n’a plus de sens.

Le débat sur L’Ethique protestante remonte bien plus loin que la Réforme et trouve ses origines lors des premières querelles du christianisme naissant au IVème siècle, entre Saint Augustin et le moine Pélage. Débat entre la grâce divine et le libre arbitre humain, puisqu’exalter l’un revient à nier l’autre ou qu’insister sur l’une a pour conséquence d’amoindrir l’autre ? Si l’on considère que la grâce est indépendante de nos mérites ou démérites, à quoi sert le libre arbitre de l’homme si tout dépend du choix de Dieu ? Que devient la justice de Dieu s’il ne choisit pas suivant les mérites, où est la souveraineté de Dieu, si notre choix étant libre, le sien cesse de l’être ? C’est sur ces questions (et bien d’autres, mais toujours de nature théologique) aujourd’hui totalement obscures pour la plupart des individus du XXIème siècle que se sont déchirés les hommes lors de la Réforme en Europe, mais qui ont aussi donné les plus belle pages de notre littérature par Pascal dans ses Provinciales.

Tout ceci a-t-il encore un sens au XXIème siècle pour le capitaliste chinois, russe ou brésilien ? Comment expliquer la réussite économique de ces pays, éloignés du modèle wébérien ? La théorie de Max Weber présente le défaut d’une vision cloisonnée du monde, voire d’une conception purement occidentale du fonctionnement de la société, alors que les mouvements liés à la mondialisation ont profondément modifiés ces schèmes. Elaborée à une époque où le capitalisme était encore largement familial[8], où l’esprit d’entreprise était essentiellement individuel, où le monde était gouverné par l’Occident, où l’économie restait avant tout nationale, comment ne pas voir dans l’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme une conception d’un monde ancien et révolu ?

Les effets de la théorie wébérienne ensuite. Il serait bien sûr trop réducteur de considérer que si le capitalisme est un héritage de l’Ethique protestante, la crise financière de 2007 serait une crise de cet Esprit du capitalisme dont l’Amérique serait l’incarnation. Faire du procès de la crise de 2007 le procès du capitalisme aux Etats-Unis est un raccourci (même si économiquement la crise a bien cette origine) en ce que le capitalisme de la fin du XXème siècle n’a que peu de choses à voir avec celui de la nouvelle Angleterre du XVIème siècle, tout comme celui de la Grande Bretagne du XIXème siècle ou de l’Europe et des Etats-Unis jusqu’au Trente Glorieuses. La crise financière du XXIème siècleest au contraire une déviance de l’Esprit du capitalisme au sens de Weber où justement l’activité professionnelle (« Beruf ») n’a plus de lien avec la vocation (« Beruf ») de tout homme de travailler at majorem Dei gloriam et la recherche des signes de son élection ; où la recherche du profit est déconnectée du travail ; où l’homme n’a d’autre but que d’assouvir ses pulsions de consommation ou de pouvoir (parfois même les deux). Mais on ne peut s’empêcher de voir dans cette crise de 2007 une critique de cet « esprit du capitalisme » où la recherche du profit (même à des fins « éthiques ») a remplacé la solidarité entre les individus ; où l’individualisme inhérents à cette forme de capitalisme a laissé sur le côté tous les exclus de la croissance ; où l’économie de marché a étouffé l’économie du don ; où la gratuité a été remplacée par la monétisation. D’où l’émergence de ce que l’on dénomme l’ “économie collaborative”, théorisée par Jérémy Rifkin notamment dans son dernier livre, The Zero Marginal Cost Society (2014).

En deux mots, l’analyse de Weber sur ce point a vieilli.

[1] Cf. la présentation par Arnaud Parienty, Alternatives Economiques Poche n° 021 – novembre 2005 : http://www.alternatives-economiques.fr/l-ethique-protestante-et-l-esprit-du-capitalisme_fr_art_222_25300.html

[2] M. Hénaff, Le prix de la vérité, Seuil, 2002, p. 355.

[3] M. Weber, L’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme, trad. I. Kalinowski, Champs Flammarion, p. 178

[4] Ne pas confondre cependant la prédestination (les destins d’ici-bas) avec la prédétermination (le salut dans l’au-delà).

[5] . M. Weber, L’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme, op. cit. p. 181

[6] I. Kalinowski, introduction à l’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme, Champs Flammarion, 2002.

[7] L’ascèse rationnelle ou l’ascèse intramondaine par opposition à l’ascétisme hors du monde du monachisme traditionnel : tout individu devient un moine dans le monde.

[8] Certains distinguent trois « esprits du capitalisme » : le capitalisme familial, jusqu’à la fin du 19ème ; le capitalisme de la grande entreprise jusque dans les années 80, et le capitalisme de la multinationale : L. Boltanski et E. Chiapello, Le Nouvel Esprit du capitalisme, Gallimard, 1999. Dans Economie et Société, Weber distingue six formes d’orientation de quête du profit que l’on peut regrouper en trois types de capitalisme : le capitalisme traditionnel, le capitalisme politique et le capitalisme rationnel. Le capitalisme dont parle Weber dans L’éthique protestante, c’est le capitalisme rationnel. Pour Weber, seul l’Occident a connu la forme rationnelle du capitalisme, tandis que le capitalisme traditionnel et le capitalisme politique ont existé dans toutes les régions du monde.