Pourquoi ne pas mettre Air France sous un Chapter 11, comme American Airlines ?
Le 30 novembre 2011, American Airlines, la 3e compagnie aérienne américaine s’est placée sous la protection du Chapter 11, l’équivalent – en quelque sorte – de la « sauvegarde » française, récemment introduite dans le droit des faillites. C’est maintenant devenu une routine pour les grandes compagnies américaines depuis la dérégulation du transport aérien en 1978. Delta, United, Continental et US Airways ont ainsi opté, dans le passé, pour leur réorganisation sous protection du chapter 11. Dans les faits, que se passe-t-il pour American Airlines : des pertes conséquentes plusieurs années de suite dont 2,1 Md$ en 2008 (sur 24 Md$ de chiffre d’affaires), 1,5 Md$ en 2009 (sur 20 Md$) et 0,5 Md$ en 2010 (sur 22 Md$). Malgré ce retour annoncé vers une probable profitabilité en 2011, la direction de l’entreprise considère qu’elle n’a pas les moyens de résister aux bas coûts salariaux ainsi qu’aux gains de productivité que les autres compagnies aériennes ont gagnés suite à leurs précédentes réorganisations. Et la décision d’opter pour le chapter 11 a été prise, malgré une trésorerie excédentaire de 4 milliards ! La compagnie maintient, toutefois, ses 3 300 vols journaliers, ses réservations, son programme de miles pour ses 67 millions de frequent flyers et, plus étonnant dans un contexte américain, les salaires et les mutuelles de santé à ses salariés, sans aucune interruption !
Mais selon Thomas Horton, président d’American Airlines, cette décision importante s’imposait pour devenir plus productif, plus fort financièrement et plus compétitif. Parce que les compagnies aériennes n’ont aucune réelle possibilité d’agir sur les coûts de carburant (les couvertures étant problématiques sur la durée), les principales opportunités de réduction des coûts sont donc la suppression des lignes non profitables et les coûts salariaux. Mais pas seulement ! Cette procédure permet aussi de résilier tous les contrats de location pour des appareils anciens (fort consommateurs de carburant) et également ceux concernant les accès dans les aéroports ; le risque de ne pas retrouver le bon hub est très faible quand vous détenez 15,5 % du marché américain.
Ce choix est confirmé par la dure réalité suivante : Delta (en incorporant Northwest) est passé d’une part de marché de 10,3 % en 1978 à 20,8 % en 2010, United et Continental réunis de 21,2 % à 22,6 % et US Airways de 1,8 % à 7,3 %. D’autres compagnies ont purement et simplement disparu comme TWA (avec 11,9 % de part de marché en 1978) ou Pan AM (avec 9,3 % en 1978). Il est intéressant de revenir sur le rapprochement Continental et United qui a donné naissance en octobre 2010 au géant United Airlines (avec logo Continental), devenu 1er transporteur mondial pour le nombre de passagers (177 millions), mais seulement au 3e rang en fonction du chiffre d’affaires, derrière Air France-KLM et Lufthansa. Le 21 juillet 2011, United Continental a annoncé être revenu dans le vert avec un bénéfice net de 577 M$ pour le 2e trimestre, en dépit d’une forte hausse du prix du carburant, et avec 8,6 Md$ de liquidités. Pour le troisième trimestre de résultats 2011, le numéro mondial du secteur a annoncé un bénéfice net de 653 M$ !
Alors, comment Air France-KLM pourrait-elle lutter durablement sans bénéficier d’une telle « opportunité » ? Pertes d’exploitation élevées, coûts salariaux élevés avec forte ancienneté, heures de travail réduites suite à de multiples négociations datant de l’époque de l’explosion du trafic aérien, puis par les 35 heures et donc productivité des navigants bien inférieure à celle de la concurrence internationale, grèves à répétition, coûts d’exploitation élevés, structure de profitabilité orientée vers les sièges de 1er rang… Tout cela mériterait une remise à plat pour assurer une meilleure compétitivité. Une heureuse politique de couverture de l’approvisionnement en carburant a longtemps partiellement caché ces difficultés ; mais celle-ci s’étant totalement inversée durant ces dernières années, la société a été rattrapée par ses problématiques. Qui plus est, les centrales de réservation et le développement d’internet – basés sur le marketing et les systèmes de réservation des compagnies – ont fondamentalement changé la donne avec les clients : transparence totale des tarifs, simplicité pour trouver les prix les plus avantageux, etc. À ce jeu concurrentiel, force est de constater qu’Air France n’a pas toujours l’avantage, en dehors des vols nationaux. La masse salariale d’Air France représenterait jusqu’à 30-32 % du chiffre d’affaires contre 22-24 % chez Lufthansa et British Airways.
Cette problématique de coûts est accentuée par un autre facteur, sur lequel il faut reconnaître qu’AF n’a pas la main : la position dominante d’ADP sur le hub de Roissy-Orly, base première d’Air France, avec des prix sans réelle compétition en France. La compétition pour les vols internationaux ne peut alors venir qu’à travers la concurrence et l’utilisation d’autres hubs européens tels que Londres ou Francfort. Un autre chiffre à nouveau : un contrôleur du ciel d’Atlanta gérerait, en moyenne, 160 mouvements par jour contre 120 à Roissy. Est-ce la conséquence d’un trafic différent ou de la productivité ?
Tout cela conduit à un point fondamental : quand une concurrence féroce sur les prix sévit dans un marché et quand la banalisation du produit (à niveau de sécurité perçue comparable) ne fidélise le client que par le prix, alors la seule clé pour la profitabilité est une structure de coûts compétitive.
Mais cela ne peut être suffisant. Un élément majeur doit également être pris en compte : non seulement la relation avec les clients, mais aussi avec le personnel. Et là, les compagnies aériennes américaines ont très bien compris l’enjeu non seulement de la communication, mais aussi de la réalité de la relation, en pleine transparence, pour la transformer en avantage compétitif. Ainsi, American Airlines a immédiatement communiqué par des pleines pages dans les journaux : « Dear Customer, as you may know, American Airlines has filed for a Chapter 11 reorganization. Throughout the reorganization process, more than 80,000 American employees worldwide look forward to serving you as business continues as usual. We remain committed to meeting your travel expenses with outstanding customer services and safety. » Cette réorganisation devient ensuite une véritable communication non seulement autour du maintien total de l’activité et des réservations (« your travel plans are secure »), mais aussi autour des avantages clients (« your AAdvantage miles are secure »), avantages qui se renforcent avec la valorisation d’une flotte d’avions renouvelée (et donc plus sécurisée), de connexions renforcées et de produits de classe mondiale. La conclusion finale, typiquement américaine, donne un petite touche à une histoire glorieuse (ou plutôt affirmation d’une histoire glorieuse), mais avec un futur plein de réussites (affirmation d’une histoire glorieuse à écrire) : « American Airlines has a proud history and will have a successful future ». Très américain, je le concède, mais c’est une projection vers le futur en se basant sur la fierté de la réussite passée.
L’utilisation de ce Chapter 11 comme arme économique illustre parfaitement l’état d’esprit économique des Américains : réalisme et pragmatisme. Le monde des affaires n’est pas un monde des « bisounours », la recherche de la meilleure performance nécessite d’avoir les meilleures armes, y compris légales, adaptées aux situations les plus variées.
Alors pourquoi Air France n’opterait-elle pas pour la procédure de sauvegarde à la française pour se restructurer et repartir sur des bases différentes ?
Tout d’abord, quelles sont les grandes différences entre ce fameux « chapter 11 » aux USA et la procédure de sauvegarde en France ? Le droit américain de la faillite se veut un droit protecteur des créanciers, afin de ne pas briser les ressorts d’une économie fondée en partie sur l’endettement. Ainsi le Chapter 11 traite de la « réorganisation » de l’entreprise, c’est-à-dire de la manière dont l’entreprise en difficultés pourra poursuivre son activité à son bénéfice et à celui des créanciers. Un état d’endettement suffit pour permettre au dirigeant de recourir au Chapter 11 : il n’est pas exigé qu’il soit insolvable ou dans une situation irrémédiablement compromise. Le droit américain repose davantage sur une situation « d’illiquidité ». Un simple défaut de paiement suffit. Les entreprises, même solvables, peuvent donc bénéficier de la procédure, à condition néanmoins d’être de bonne foi, sur appréciation du tribunal. Alors, la faillite devient un véritable acte de gestion (« management by bankruptcy » ou encore « strategic bankruptcy »). Depuis octobre 2005, les règles ont été légèrement renforcées pour en réduire son utilisation abusive, mais les sociétés pourront toujours tenter de dénoncer les contrats de travail et leurs engagements en matière de retraites et de santé si elles arrivent à persuader le juge que ces mesures s’imposent pour la poursuite de leur activité. Et très souvent, un projet de plan établi à l’amiable (prepackaged plan), avec ses créanciers est négocié avant l’ouverture de la procédure pour faciliter la décision du juge. La procédure de sauvegarde en France (introduite en 2005) s’inspire du droit américain, mais en diffère dans son but : procédure collective qui protège les entreprises en difficulté, contrairement à la procédure de redressement judiciaire. De la sorte, le débiteur ne pourra bénéficier de la sauvegarde que s’il n’est pas encore en état de cessation de paiements, mais il pourrait le devenir, par le seul écoulement du temps, si aucune mesure n’est prise. Et donc la procédure de sauvegarde doit avant tout permettre une réorganisation de l’entreprise et donc assurer sa pérennité, l’emploi et le paiement des créanciers.] La procédure de sauvegarde à la française est donc principalement orientée autour d’un moratoire des dettes, les aspects sociaux en sont pratiquement exclus. Tant mieux diront certains qui pointeront du doigt les abus possibles et probables ; dommage diront d’autres qui pointeront du doigt les lacunes de défense de nos entreprises face à la mondialisation… mais rien que de se poser la question, c’est déjà donner un élément de réponse : la compétition est maintenant sans frontière, certes gardons nos valeurs, mais protégeons nos entreprises au mieux de nos intérêts nationaux comme savent le faire, à leur façon, les Américains !
Et si l’État américain décidait un jour de se placer sous le Chapter11 et l’État français de se mettre en sauvegarde ?