Dans une France qui connaît une dette publique importante, à plus de 2.100 M€ (97% du PIB), une question se pose : faut-il inclure dans cette dette publique le montant des engagements de retraite des fonctionnaires et assimilés ? Elle n’est pas anodine, puisque son montant atteint la bagatelle de 1.561 Md€, soit 72% du PIB. La présente note fait le point comptable sur la question, du point de vue des règles de la comptabilité publique et nationale, et de celles de la comptabilité d’entreprise, en se rappelant que l’État a jugé utile de rapprocher ses règles comptables de celles du secteur privé.

 

L’absence au compte de résultat de l’Etat d’une dotation aux provisions correspondant à l’augmentation d’une année sur l’autre des engagements de retraite vis-à-vis des fonctionnaires et assimilés (hors effet du changement de taux d’actualisation susceptible d’être directement imputé sur la situation nette) est conforme aux règles actuelles de la comptabilité publique, qui assimilent ces engagements à du hors bilan constaté en annexe.

A défaut de provision au passif du bilan, le compte de résultat de l’Etat enregistre en charges les retraites dues au titre de l’exercice, peu différentes de celles qui sont payées. Cette inscription revient à considérer ces charges comme une cotisation employeur versée à une caisse de retraite indépendante qui serait à l’équilibre. Rien de tel en réalité : cette caisse de retraite n’existe pas et le serait-elle qu’elle serait structurellement déficitaire. En matière de retraites, l’’Etat est en effet à la fois :

  •  employeur (il cotise de façon fictive pour la retraite de ses fonctionnaires),
  •  caisse de retraite (il verse les pensions des retraités de la fonction publique),
  •  et financeur (il prend de facto à sa charge le déficit du régime, qui n’est qu’une composante de son déficit général).

 

Pour y voir plus clair au niveau des différentes administrations publiques sur le coût des régimes de retraite spécifiques aux différentes catégories d’agents , l’article 21 de la LOLF a exigé que les opérations relatives aux pensions et avantages accessoires soient retracées dans un compte d’affectation spéciale (CAS) enregistrant en charges les retraites versées et en produits les cotisations employeurs théoriques, calculées pour équilibrer le CAS concerné (représentatif d’une caisse de retraite fictive). Les différents CAS sont consolidés au niveau du compte général de l’État (CGE), et le seul flux de trésorerie réel est le versement total des retraites. Sur 57 points de PIB prélevés sous forme de dépenses publiques en comptabilité nationale, plus de 14 points sont consacrés au financement des retraites des fonctionnaires et assimilés (y-compris la fonction publique territoriale et hospitalière), contre 9 points pour l’ensemble de la zone euro.

Les engagements de retraite non provisionnés des entités du secteur public, correspondant aux droits à pensions futures des actifs et des inactifs, calculés sur la totalité de la période d’activité accomplie à la date de clôture de l’exercice, sont estimés au 31 décembre 2014 à 1.561 Md€, soit 72% du PIB et un montant proche de la dette financière. Selon le cadre conceptuel français des comptes publics en cours de finalisation, ces engagements ne sont pas des engagements des entités employeuses, mais des engagements du pouvoir souverain ou, si l’on préfère, de la nation, étant précisé que ni le souverain ni la nation ne sont des entités comptables (c’est-à-dire rendant des comptes). La comptabilité publique présente en effet des spécificités, dès lors que le souverain a la capacité de lever l’impôt. Mais, avec un niveau de prélèvements obligatoires record, l’État français pourra-t-il encore longtemps utiliser le levier écorné de l’augmentation des impôts pour financer les déficits de régimes spéciaux de retraite particulièrement avantageux sur une population inexorablement appelée à diminuer ?

 

En comptabilité d’entreprise, toute obligation pour laquelle les critères d’inscription au bilan sont réunis doit être inscrite au bilan. La norme IAS 37 relative aux « provisions, passifs éventuels et actifs éventuels » prévoit trois conditions nécessaires et suffisantes pour comptabiliser une provision, et donc un passif :

  • l’existence d’une obligation actuelle, juridique ou implicite, résultant d’un événement passé ;
  • la probabilité d’une sortie de ressources pour éteindre cette obligation ;
  • et une évaluation fiable du montant de l’obligation.

 

S’agissant de la 1ère condition, il n’existe pas d’engagement juridique garanti par un « contrat » vis-à-vis des fonctionnaires (contrairement à l’Allemagne). Il s’agit en fait d’un « statut » dans les mains du souverain. Le législateur garde la possibilité, et il en a fait usage ces dernières années, de proportionner le montant des prestations à verser aux ressources disponibles dès lors qu’aucun droit acquis ne saurait faire obstacle au principe établi par le Conseil constitutionnel : ce dernier a en effet précisé qu’aucune règle, ni aucun principe constitutionnel ne garantissait l’intangibilité du montant des droits à la retraite, dans le secteur privé comme dans le secteur public. Pour notre part, nous considérons, même s’il ne s’agit pas d’un « vrai » régime à prestations définies, qu’il existe une « obligation implicite » faisant naître une attente raisonnable de la part des personnes intéressées, apparemment peu disposées à accepter une réduction sensible de ce qu’elles considèrent comme étant de véritables engagements.

S’agissant de la 2ème condition, les droits à pensions futures s’assimilent davantage à un passif probable à comptabiliser au passif du bilan, qu’à une dette éventuelle à constater hors bilan. L’ensemble des droits acquis à la date de clôture de l’exercice, à législation inchangée, devrait donc être provisionné au titre de cette condition, y-compris la partie ayant vocation à être couverte par des cotisations futures, puisqu’il s’agit « d’éteindre l’obligation actuelle ».

S’agissant enfin de la 3ème condition, parfois mise en avant pour justifier l’inscription en hors bilan, il suffirait pour qu’elle soit remplie, qu’un organisme réellement indépendant des pouvoirs publics et des syndicats établisse chaque année des simulations financières sur la base des données connues à la clôture de l’exercice et surtout d’hypothèses démographiques et économiques réalistes, et procède à des calculs de sensibilité sur les hypothèses les plus significatives.

Cela étant, l’État n’est pas soumis aux normes IFRS, et donc pas à la norme IAS 19 révisée sur les engagements de retraite. Il faut cependant noter que le Règlement 99-02 du Comité de la réglementation comptable relatif aux comptes consolidés des sociétés commerciales et des entreprises publiques, régulièrement actualisé et repris par l’Autorité des normes comptables, encourage la « méthode préférentielle » du provisionnement des engagements de retraite au passif, de préférence au traitement en engagements hors bilan, dès lors que les trois conditions mentionnées supra sont respectées.

En tout état de cause, la comptabilité nationale est établie selon les règles du Système européen de comptabilité (SEC 2000), de façon à ce qu’EUROSTAT, l’office européen de statistiques économiques, dispose de données statistiques aussi harmonisées que possible. L’INSEE, en charge de la production des comptes nationaux, avait ainsi revu l’engagement de l’État à l’égard de l’entreprise Réseau Ferré de France (RFF). Celle-ci ne dégageant pas un résultat d’exploitation suffisant pour faire face à ses obligations sans l’appui permanent de l’État, le gouvernement Fillon avait dû enregistrer un surcroît de dette au sens de Maastricht (plus de 10 Md€), à raison de l’excès de la dette RFF.

La question risque de se poser à nouveau en 2016. La situation financière de RFF, devenu SNCF Réseau, ne s’est en effet en rien arrangée ces dernières années, la dette de l’entreprise s’élevant au 31 décembre 2015 à plus de 42Md€, alors que le réseau vient de subir une dépréciation d’actifs de près de 10 Md€ et que SNCF Mobilités n’a plus les moyens financiers d’acquitter à SNCF Réseau un tarif de péage en phase avec les besoins d’entretien et de modernisation du réseau.

En matière d’engagements de retraite du secteur public, il n’existe actuellement aucune règle européenne ou internationale. Certains pays européens les provisionnent, d’autres n’en font aucune mention, même hors bilan, avec il est vrai des régimes juridiques et des systèmes de retraite très différents à l’intérieur de l’Union européenne.

La directive européenne du 8 novembre 2011 sur les exigences applicables aux cadres budgétaires des États membres avait certes demandé à la Commission européenne une étude sur l’adéquation des normes IPSAS (International Public Sector Accounting Standards) à ces besoins d’harmonisation des comptes publics nationaux. Conscient du retard pris sur la transposition des normes IFRS aux spécificités de la sphère publique, l’IPSAS Board a publié fin juillet 2015 un papier de consultation « Recognition and Measurement of Social Benefits », traitant notamment du sujet des retraites et des autres prestations sociales, avec des commentaires à adresser le 31 janvier 2016 au plus tard.

Le CNoCP (Conseil de normalisation des comptes publics) a répondu à cet appel à commentaires, comme il le fait systématiquement vis-à-vis des exposés sondages de l’IPSAS Board. Cet organisme consultatif, présidé par Michel Prada, avait été critique dans le cadre de l’exercice d’évaluation des normes IPSAS en Europe animé par EUROSTAT, soulignant l’absence de normes sur des sujets essentiels pour le secteur public et de représentants capables d’appréhender les spécificités de la comptabilité publique.

Face aux critiques ainsi formulées sur le défaut de pertinence et de légitimité de l’IPSAS Board, des travaux de réflexion animés par EUROSTAT sont actuellement menés sur la possibilité de mettre en place une nouvelle gouvernance de cet organisme et d’élaborer de futures normes comptables européennes dites EPSAS (European Public Sector Accounting Standards) pour les administrations publiques des Etats membres.

Le Conseil ECOFIN, qui rassemble les ministres des finances des États membres, sera inévitablement conduit à se pencher sur cette question de normalisation européenne en matière de comptabilité publique et nationale, avec des résultats qui ne seront pas forcément spectaculaires, tant les conceptions, notamment en matière de retraite, et les systèmes de comptabilité publique et de statistiques sont différents d’un pays à l’autre.

 

 

 

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