Réguler en informant
Dans l’économie moderne, réguler c’est rassembler de l’information, puis la diffuser le plus largement possible. La crise financière de 2008 est selon nous l’illustration de ce principe. Car nous analysons cette crise comme une crise de l’opacité. Dans un secteur comme la finance, où la production et le traitement de l’information sont au cœur du métier, l’opacité a des effets catastrophiques. Aux États-Unis, les patrons de banques et les régulateurs en charge de les surveiller ont laissé filer le niveau de complexité du système financier. Pour beaucoup, ils en avaient une vision incroyablement floue. Un bon exemple de ce type de cécité est celui de Robert Rubin, influent conseiller du P-DG de Citigroup pendant les années 2000, et considéré comme l’architecte du développement massif et largement incontrôlé de l’activité de dérivés de crédit pendant la période 2005-2007. Interrogé en 2008 par le New York Times sur son rôle dans la quasi-faillite de la banque, celui-ci répond : « Avec le recul, il y a plein de choses que nous ferions différemment. Mais étant donnés les faits à notre disposition à l’époque, je pense qu’en fait non. Il était impossible de savoir l’ampleur des risques pris sans être dans la salle des marchés. Nous faisions confiance aux gens très compétents en charge de ces opérations. »
David Thesmar et Augustin Landier sont les auteurs du livre La société translucide : Pour en finir avec le mythe de l’État bienveillant, et lauréats du 24e prix Turgot. À l’occasion du premier déjeuner du Blog du directeur financier, organisé à la Maison de la Finance le mardi 12 juillet 2011, David Thesmar est intervenu sur le thème de la transparence de l’information, sujet développé tout au long de l’ouvrage des deux auteurs. Le Blog vous propose de découvrir, à travers cet article, leur pensée.
Dans l’économie moderne, réguler c’est rassembler de l’information, puis la diffuser le plus largement possible. La crise financière de 2008 est selon nous l’illustration de ce principe.
Car nous analysons cette crise comme une crise de l’opacité. Dans un secteur comme la finance, où la production et le traitement de l’information sont au cœur du métier, l’opacité a des effets catastrophiques. Aux États-Unis, les patrons de banques et les régulateurs en charge de les surveiller ont laissé filer le niveau de complexité du système financier. Pour beaucoup, ils en avaient une vision incroyablement floue. Un bon exemple de ce type de cécité est celui de Robert Rubin, influent conseiller du P-DG de Citigroup pendant les années 2000, et considéré comme l’architecte du développement massif et largement incontrôlé de l’activité de dérivés de crédit pendant la période 2005-2007. Interrogé en 2008 par le New York Times sur son rôle dans la quasi-faillite de la banque, celui-ci répond : « Avec le recul, il y a plein de choses que nous ferions différemment. Mais étant donnés les faits à notre disposition à l’époque, je pense qu’en fait non. Il était impossible de savoir l’ampleur des risques pris sans être dans la salle des marchés. Nous faisions confiance aux gens très compétents en charge de ces opérations. »
À l’autre bout de la chaîne, coté emprunt hypothécaire, le niveau de flou dans lequel opéraient les ménages était lui aussi considérable. Harcelés par des courtiers en prêt immobilier sans scrupules, ils empruntaient à des taux très élevés, rendus digestes par une phase de « teaser rate », typiquement de deux ans, où le taux était en apparence très bas. De manière générale, le secteur financier a fait le choix de proposer aux ménages des produits toujours plus complexes, avec multiples options et frais de résiliation. Cette tendance, générale dans l’économie (comme par exemple dans la téléphonie mobile), traduit le double objectif de servir mieux le client, mais aussi de se soustraire aux pressions concurrentielles, voire pour les plus cyniques d’exploiter les erreurs prévisibles de consommateurs distraits et sursollicités.
Les ménages n’ont pas été les seuls clients du secteur financier à faire les frais de la complexification extrême de la finance. Les investisseurs institutionnels ont aussi surinvesti dans les produits packagés par les grandes banques d’affaire. Comme pour les ménages, ces produits étaient souvent rendus opaques à dessein pour permettre aux vendeurs de raconter leur jolie histoire. Alors que dans la plupart des secteurs les professionnels peuvent être considérés comme rationnels et responsables, dans la finance les professionnels de la gestion d’actifs sont en grande partie apparus comme les ménages californiens surendettés : myopes et crédules. Ce flou artistique, spécifique à la finance, tient à la nature des produits financiers, qui contrairement aux services ont bel et bien des ingrédients, mais, contrairement aux produits industriels ne peuvent pas être « ouverts ». Les concurrents d’Apple peuvent ouvrir l’iPhone pour voir ce qu’il y a dedans, mais personne, en dehors de leurs fabricants et de leurs régulateurs, ne pouvait ouvrir la boîte noire des subprimes, des CDOs et moins encore la comptabilité des banques…
Clients, investisseurs, banquiers… tous ont été les jouets partiellement complices de l’explosion de l’opacité en finance qui a caractérisé les dernières décennies. Dans ces conditions, on ne s’étonnera pas que ces dérives aient, elles aussi, largement échappé aux économistes. Certes, d’un côté, l’aggravation des déséquilibres mondiaux n’a pas échappé aux macroéconomistes. Ils ont bien vu l’excès d’épargne des pays émergents créer un excès de liquidité sur les marchés mondiaux. Ils ont vu se former les bulles spéculatives immobilières en Espagne, aux États-Unis, en Angleterre. Mais ce constat macroéconomique, largement partagé à l’époque, se doublait d’une frappante cécité collective sur les mécanismes microéconomiques par lesquels la bulle gonflait. La pratique de la titrisation, censée en théorie répartir les risques entre tous les acteurs du monde, ne suivait pas du tout la théorie : en fait, les banques gardaient de fortes expositions aux risques, au lieu de les passer au marché. Temporairement tout le monde était content : les investisseurs qui ne prenaient pas le risque, les actionnaires, qui croyaient s’en être débarrassés, et les régulateurs, qui voyaient leurs ratios prudentiels satisfaits. De même, les microéconomistes n’ont pas dit un mot des « poches » qui concentraient beaucoup d’engagements non couverts (comme l’assureur AIG ou les monolines). Ils n’ont pas non plus anticipé que le marché de la dette de court terme pouvait très rapidement perdre sa liquidité du fait de l’interdépendance extrême des acteurs.
Le secteur financier, dont la logique est pourtant fondée sur l’information, baigne dans une opacité extrême. Les mécanismes de titrisation sont négociés de gré à gré, sans que personne n’ait de vision d’ensemble. On ne sait pas qui détient quelle créance sur qui. Le contenu des produits titrisés est une « boîte noire » fermée à double tour, en particulier dans le cas des fameux CDOs de CDOs…. On lit régulièrement dans la presse des constats alarmants sur les dangers considérables qui pèsent encore sur les institutions financières. La dette du private equity, le crédit à la consommation américain, les prêts réalisés en Europe de l’Est par les banques d’Europe de l’Ouest sont autant de points d’interrogation. Dans cet univers opaque, les économistes en sont réduits à émettre de vagues doutes, sans aucune base solide.
Notre lecture de cette crise est que la régulation, financière ou autre, doit reposer sur deux jambes : la production d’information et sa diffusion au public.
La production d’information doit concerner les bilans des institutions financières, banques et investisseurs. À l’heure actuelle, les bilans des banques sont extrêmement opaques et le résultat de la crise sera d’accroître cette opacité : les banquiers sont parvenus à convaincre les gouvernements que les actifs bancaires ne pouvaient pas être évalués à leur valeur de marché. Alors que l’enjeu est celui d’une régulation procyclique (plus exigeante quand les marchés sont euphoriques, plus patiente en phase de crise), les banquiers ont convaincu les politiques que c’était l’opacité qui était préférable.
La production d’information doit aussi, et surtout, concerner les liens de dépendance entre les différents acteurs du système. Faute d’une telle information, la gestion des faillites de Lehman Brothers et AIG s’est faite dans l’urgence et dans une totale ignorance des répercussions potentielles. Dans ces conditions, les régulateurs ne pouvaient que commettre une erreur : celle de mettre en danger la confiance dans le système (Lehman), ou être trop généreux avec le secteur financier, au risque de choquer l’opinion et dépouiller le contribuable (AIG). Cela implique de réduire autant que possible les transactions de gré à gré, et de les transférer sur les marchés centralisés, qui ont fait preuve de leur solidité pendant la crise.
Mais la deuxième jambe de la régulation financière est la diffusion au public. Déjà, le régulateur est dépassé par la quantité d’information que les acteurs financiers lui transmettent. Si cette quantité augmente comme nous l’appelons de nos vœux, l’information restera inutilisée, même si les autorités de régulation sont renforcées. De plus, le régulateur n’est pas omniscient, il ne pense pas à tout ; certains problèmes nouveaux ou des tentatives de dissimulation de la part des banques peuvent échapper à sa surveillance. Finalement, le régulateur peut être capturé : il peut être l’objet de pressions de l’État, des politiques ou du secteur qu’il doit réguler. Il peut se sentir en situation d’infériorité par rapport aux experts et lobbyistes en service commandé. Bref, le régulateur ne peut pas tout, tout seul.
Pour l’épauler dans sa tâche, le régulateur doit s’appuyer sur l’écologie des citoyens impliqués : universitaires, membres d’ONG, journalistes d’investigation. Ainsi pris à parti, le public devient alors coresponsable de la conscience que le système a de sa propre stabilité. Alors, on peut l’espérer, les dérives non soutenables et la propension patente à créer des rideaux de fumée se verraient plus vite détectées et dénoncées. Le rôle du régulateur est ainsi redéfini comme celui d’un informateur, en charge de photographier le réel. C’est à une véritable mise à jour technologique des superviseurs financiers qu’il faut aujourd’hui s’attaquer. Ceux-ci doivent se voir comme des officiers du système de données ; leur prestation s’adresse en grande partie au public : non seulement l’information doit être accessible, mais elle doit l’être facilement. Fournir ainsi au public les moyens d’enquêter est un travail de longue haleine. Il ne permettra certainement pas d’éradiquer le risque de crise, mais de détecter plus en amont les problèmes.
Ce n’est pas une utopie : rappelons que des avancées considérables ont déjà été faites aux États-Unis sur les marchés action qui sont centralisés. Sur ces marchés, qui n’ont pas connu d’épisodes de crise de liquidité, tous les investisseurs (y compris les fonds spéculatifs) doivent remettre chaque trimestre au régulateur le contenu de leur portefeuille. Ces formulaires (nommés 13F) sont mis à disposition de tous sur Internet, sous un format standardisé. Même transparence pour les transactions d’initiés : ceux-ci doivent déclarer immédiatement leurs transactions à la Security and Exchange Commission (SEC) qui les rend publiques. Si cela n’empêche pas les délits d’initiés, cela les met sous la surveillance du public. En France, l’initié doit déclarer ses transactions à l’AMF, mais celle-ci garde l’information pour elle : on tient le public à l’écart.
Dans cette révolution de la régulation qui s’annonce, les États-Unis sont en avance, mais il leur reste beaucoup de progrès à faire. La France, avec sa culture élitiste de l’honneur et du secret, devra se faire davantage violence.
Le lecteur intéressé peut également consulter le support de la présentation réalisée par David Thesmar lors du déjeuner du Blog.
Vos réactions
Les auteurs disent analyser la crise actuelle « comme une crise de l’opacité ».
Et de citer notamment Robert Rubin disant « qu’il était impossible de savoir l’ampleur des risques pris sans être dans la salle de marchés ».
Et bien non, je dirai que derrière l’opacité -et la complexité- invoquée comme cause de la crise se cache en fait la volonté du plus grand nombre de ne pas voir, de ne pas savoir, selon l’adage bien connu qu’il n’y a de pire aveugle que celui qui ne veut pas voir.
Qu’on ne dise pas que les dirigeants et les principaux responsables de banques, de fonds d’investissement ou d’assurances ne savaient pas ce qui était derrière la source majeure des résultats de leur entreprise, de la valeur de leurs stock- options et de leurs bonus ? Tant que c’était hyper profitable, ils ne souhaitaient s’interroger. Les autorités de marché, les superviseurs et les banquiers centraux ne savaient pas la dérive phénoménale de Ia montée généralisée des endettements et des effets de levier l’accompagnant ? Bien sûr que si. D’ailleurs, si le 9 août 2007 chacun des grands groupes bancaires n’a plus voulu faire confiance à personne sur le marché interbancaire c’est que chacun savait ce qu’il avait comme risques dans son fonds de commerce et qu’il savait que tous ses confrères en avaient autant dans le leur. C’est bien pour cela que les banques centrales sont intervenues aussi rapidement et aussi massivement dès ce jour-là. On pourrait multiplier les exemples. Certes les économistes manquaient sans doute d’informations financières fines pour tirer les sonnettes d’alarme ; encore que, s’ils avaient été attentifs aux chiffres de la BRI, à ses commentaires et ses rapports annuels ; aux données financières et comptable des agences américaines Fannie Mae et Freddy Mac depuis début 2005… ils auraient pu exprimer des inquiétudes fortes.
Non, si les acteurs, les analystes et les observateurs en tout genre n’ont pu vu les éléments de montée inexorable des risques c’est qu’ils ne voulaient pas les voir. Tous étaient en effet convaincus que les marchés étaient le canal optimum de l’allocation des capitaux et de la gestion des risques. Même s’ils ne l’étaient pas intimement ils ont agi, régulé, supervisé, commenté, comme s’ils l’étaient. Ceux qui dénonçaient la fuite en avant dans la dette publique et privée, la procyclicité de la comptabilité et des ratios prudentiels, la trop grande déconnexion du réel et du financier, la dissémination des risques auprès d’entités non régulées, ceux-là étaient considérés comme des passéistes et/ou des régulationnistes attardés. D’ailleurs, la croissance mondiale était là pour les contredire ; jamais autant d’argent n’avait été aussi bien employé aux quatre coins de la planète, disait-on…
Tous munis de bonnes informations les choses changeraient-elles ?
Il me sera permis d’en douter. .. Ne serait-ce qu’au vu de ce qui continue à se passer. On sait (presque) tout sur tout après les stress tests, le décorticage des dettes publiques et de leurs porteurs, sur les principaux opérateurs sur CDS, … et on ne peut pas dire qu’il y ait de meilleures analyses sur l’agir à très court terme ou sur le souhaitable à moyen-long terme.
Certes les auteurs ont parfaitement raison de demander à ce que davantage d’informations soient publiées… et des informations pertinentes. C’est un élément important pour limiter les risques de capture du régulateur très justement signalé, comme celle du législateur et des politiques en général. On ne peut que les rejoindre sur ce point. Mais de là à penser que cela serait la panacée, c’est un pas que je ne franchirai pas.
Tant que les analyses portant sur le bon usage de la finance moderne resteront aussi simplistes, voire aussi biaisées (le « tout marché » pour les uns, le presque tout financier interdit ou très corseté pour les autres) on peu douter de la bonne utilisation qui pourra être faite des données publiées. Des réflexions majeures sur les conditions d’une bonne articulation intermédiation bancaire-marchés sont notamment à mener d’urgence. Tant que les puissants intérêts en place prévaudront (et sur ce point le lobby bancaire américain est très remarquable), ils sauront convaincre qu’on ne peut faire autrement, sauf à tuer la croissance. Si ce n’est les mêmes, d’autres diront enfin, plus réalistes ou plus cyniques, que de tout façon, bonne régulation ou pas, bonne information ou pas, les crises sont inéluctables, voire souhaitables car accoucheuses de forces nouvelles.
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