Un trader de marchandises, comme Glencore ou Cargill, est une entreprise qui emprunte à court terme pour acheter du pétrole, du blé, du nickel, etc. Ces marchandises sont mises sur un bateau et livrées à leur acheteur. Le paiement – en dollars pour plus de 90% des transactions – s’effectue à la livraison, au prix spot du moment de cette livraison (inconnu par conséquent lors de l’embarquement des marchandises) et permet de rembourser le négociant et, au-delà, la banque qui lui a prêté. C’est l’activité de trade finance, que pratiquent des banques spécialisées, dont le métier consiste à suivre pas à pas la marchandise, à s’assurer qu’elle arrive à destination, qu’elle est remise entre les bonnes mains et payée au bénéficiaire conformément au contrat. L’activité est très risquée, compte tenu des fluctuations de prix des matières premières mais aussi des risques de fraudes et des aléas économiques ou politiques, comme on le voit aujourd’hui. Le négociant se couvre du risque de prix (et parfois de change) en vendant à terme le pétrole au moment de l’embarquement de la cargaison. Les montants dont on parle sont très importants : une récente étude estime que les quatre principaux négociants déplacent plus de 700 Md$ de marchandises par an.

Cette activité est fortement impactée par l’embargo sur la Russie et la guerre en Ukraine. La Russie est au premier rang des exportations mondiales de matières premières, soit près de 11% du total, devant les États-Unis (10,7%), l’Arabie saoudite (6%) et le Canada (5%). S’agissant du blé, où sa part est de près de 25% et celle de l’Ukraine de 8% environ, ce sont donc un tiers des exportations mondiales qui est affecté par la guerre.

Et la guerre complique tout : les prix fluctuent violemment, dans un sens ou dans l’autre (le prix du baril russe baisse, celui du baril non-russe augmente) ; le coût du transport flambe (transporter du pétrole russe porte le risque de sanctions) ainsi que le prix des couvertures, qui perdent d’ailleurs toute valeur s’il s’agit de pétrole russe.

Un exemple

Le négociant NNN achète, avant l’invasion en Ukraine, une cargaison de pétrole de 1,4 million de barils, au prix de 80$ le baril, soit 112 M$. Ce pétrole doit être livré trois mois plus tard en Italie à un prix qui sera fonction du marché du moment. Il finance son achat par un emprunt auprès de la banque BBB. Ce crédit est « gagé » par la marchandise et sécurisé par le contrat qui relie acheteur et vendeur. Pour se protéger d’une chute des cours du pétrole, NNN se couvre en vendant à terme la quantité achetée à un prix qui est par construction proche, soit  80$ plus le coût de financement (noté r). Pour obtenir cette couverture, NNN doit constituer une marge initiale d’environ 10$ par baril, dont le rôle est de garantir la contrepartie contre un défaut de NNN. NNN est « long » au physique et court sur le marché à terme. Lorsque le prix du pétrole passe de 80 à 110$ du fait de la crise, la valeur de la couverture baisse fortement (le prix à terme, qui valait au départ 80 x (1 + r1), est désormais plus élevé, soit 110 x (1 + r2) et la protection paraît « inutile ». La banque qui fournit cette couverture fait des appels de marge pour couvrir cette position « courte » de 110 x (1 + r2) –  80 x (1 + r1), soit environ 30$ par baril. C’est un besoin supplémentaire de liquidité de près de 40% (30$ x 1,4 million de barils, soit 42 M$). Il y a normalement peu de risque, puisque le négociant récupère le montant emprunté, mais il doit entre-temps emprunter davantage pour honorer l’appel de marge. La banque qui vend la couverture fait ces appels de marge parce qu’elle y est elle-même acculée. Si c’est une transaction OTC, elle est directement en risque sur sa contrepartie ; si c’est une transaction auprès d’une chambre de compensation (CCP), cette dernière demande elle-même des appels de marge en fonction de la valeur de la transaction. Il y a ainsi, comme illustré dans notre exemple, une marge initiale, plus une marge sur les variations, qui dépend des fluctuations de valeur du « pari ». Aujourd’hui, d’après ce que l’on entend, la somme des deux peut représenter plus de 50% du prix qu’il s’agit de couvrir. L’interconnexion financière, source de risque systémique, est en marche.

La crise du nickel

À ce jour, les inquiétudes portent sur les marchés de l’énergie, des céréales et de certains métaux, dont le nickel et le lithium. Le pire est advenu début mars sur le marché du nickel sur le LME de Londres. La hausse des prix a pris à contrepied le négociant en métaux chinois Tsingshan. Avant la guerre, il avait couvert l’accroissement de sa production future sur la base d’une prévision que le cours du nickel baisserait. Sa position vendeuse de 150.000 tonnes, dont 30.000 sur le seul LME et le reste sur des marchés OTC, était conclue au prix de 20.000 dollars la tonne. Au prix de 100.000 $ vite atteint par le nickel, cela signifiait un trou de 12 Md$. Quand la hausse a débuté, Tsingshan a tenté de racheter ses positions pour limiter les appels de marge, contribuant au passage à accélérer la hausse. Le LME n’était pas au courant des transactions OTC effectuées par l’entreprise chinoise, ce qui lui a fait sous-estimer l’ampleur des positions ouvertes de l’opérateur. Il a décidé le 7 mars d’annuler toutes les transactions déjà conclues sur le nickel pour calmer le marché.

Ici, la crise ne tient pas à une spéculation inconsidérée puisque le négociant a seulement cherché à se couvrir. C’est une conséquence directe de la guerre, qui a rendu perdante sa décision de couverture.

Mais il y a dans cette affaire une dimension de stabilité financière. Voici des acteurs « semi-financiers » qui ont un pied dans la finance (leur passif, qui utilise davantage le levier d’endettement qu’une entreprise, quoique bien moins qu’une banque[1]) et un pied dans le monde réel (les matières premières détenues), mais un monde réel proche des marchés financiers, en raison de la volatilité extrême des prix. Les banques centrales sont désarmées devant de tels acteurs, elles ont besoin d’institutions- relais, pour assumer le rôle que jouent les banques vis-à-vis des entreprises industrielles. De leur point de vue, seules les banques et, plus encore, les CCP peuvent jouer un tel rôle. La grande difficulté, spécifique à ce marché, c’est que les marchandises qui donnent la valeur à ces transactions sont des biens physiques, et ne peuvent constituer du bon « collatéral » pour une banque centrale, qui n’accepte que du « papier » négociable et liquide pour prêter.

Que nous apprend cette crise ?

Comme toujours, il faut une coordination des différents acteurs : les États, les régulateurs financiers et les autorités de surveillance des différentes zones, sachant que les marchés sont mondiaux. Plus spécifiquement :

  • Il faut surveiller, voire limiter les positions prises par les différents acteurs pour éviter une volatilité excessive des prix. Lorsque Tsingshan s’engage massivement dans un pari, le risque est facile à évaluer par son banquier. Mais peut-il ou veut-il s’y opposer ?
  • Une telle surveillance est plus simple lorsque les acteurs passent par des marchés organisés et des CCP. Réduire les transactions OTC, encore largement prédominantes dans le négoce de matières premières, suppose néanmoins une révision des règles de calcul des appels de marge pour éviter que, devenues prohibitives, celles-ci incitent les acteurs à quitter les CCP pour les marchés OTC, voire à abandonner la couverture, ce qui accroît la procyclicité du marché.
  • Il faut relier directement ces CCP aux banques centrales afin que même des transactions sur biens physiques puissent avoir un dénouement financier : les CCP sont, pour les marchés, ce qui ressemble le plus à une banque centrale. Toutefois, si la CCP a un problème de liquidité, c’est que les clients de base (les clients des adhérents de la compensation, qu’elle ne connaît pas forcément) l’ont, et il est trop tard lorsqu’elle est sollicitée. L’accès à la liquidité des banques centrales est une solution de dernier recours, qui ne dispense pas, en amont, de l’organisation existante des appels de marge.

Compte tenu de la mobilisation des acteurs, il est possible qu’on évite les effets systémiques tels que ceux que l’on a connus en 2008, et que les angoisses de Zoltan Pozsar soient excessives ; mais le problème est préoccupant. Le négoce des marchandises et le shadow banking s’entremêlent, et nous rappellent que les marchés, inégalables quand tout va bien, sont, en situation de crise, source d’instabilité financière et ne laissent aucun répit à la vigilance.

 

[1] Le levier (actif total/dette financière) médian des négociants est de 4, contre 2 pour les entreprises, et 10 pour les banques, et la transformation des termes (emprunter court pour prêter long) plus faible.