Le candidat François Hollande a jeté un pavé dans la mare en prônant une taxation à 75 % des revenus au-delà de 1 M€. Ceux des candidats de droite qui, usant d’une rhétorique « peuple », dénoncent les salaires indécents des grands patrons, sont pris de court : « vous le dites, nous on le fait ! » leur envoie-t-on.

Pas si simple. Je mets le doigt ici sur une caractéristique importante de la proposition : elle concerne les revenus au-delà de 1 M€, et non les seuls salaires, alors que tous les exemples donnés pour la justifier illustrent le cas de salaires ou plus précisément de rémunérations du travail indécemment élevés, du côté des grands patrons ou des grands sportifs et artistes.

Or, le débat a été vif au sein du PS, non d’ailleurs à l’occasion de cette proposition précise des 75% (qui semble être venue de l’équipe rapprochée du candidat), mais lors de l’élaboration des programmes tant du PS que du candidat. Faut-il assimiler les revenus du travail et du capital pour la taxation des personnes physiques ? Le point a été tranché par la proposition 14 du candidat qui indique que « les revenus du capital seront imposés comme ceux du travail ». Mais comme on va le voir, il se rouvrira très probablement, notamment avec la proposition nouvelle des 75 %.

Pour simplifier et personnaliser un peu abusivement le débat, disons qu’il oppose Philippe Aghion à Thomas Piketty, l’un comme l’autre économiste reconnu et très proche du PS. Piketty est pour l’assimilation des revenus salariaux et des revenus financiers, qu’ils viennent de la propriété du capital (actions et revenus immobiliers) ou de titres à revenu fixe (obligations, dépôts, etc.) ; Aghion pour une fiscalité séparée. Chacun d’eux a argumenté sa proposition dans des ouvrages qui figurent dans la sélection du Blog des 10 meilleurs ouvrages d’économie de l’année 2011), rédigés dans le cas d’Aghion en collaboration avec Alexandra Roulet, et dans celui de Piketty avec Saez et Landais.

Pourquoi Aghion recommande-t-il la dissociation entre le traitement fiscal des revenus du travail et du capital ?

  • C’est le schéma qui prévaut dans les pays de l’Europe du Nord (pays scandinaves, Belgique, Pays-Bas et Allemagne), point important quand on recherche la convergence à niveau européen, propre à éviter les arbitrages fiscaux. Il est également recommandé par une des bibles reconnues sur les sujets de fiscalité optimale, la Mirrlees Review on Tax Reform.
  • Le capital est plus mobile que le travail : la réponse « avec ses pieds » est plus aisée que pour les revenus du travail.
  • Le capital est déjà taxé au travers de l’IS et de l’ISF. (S’agissant de l’IS, il ne s’agit que des revenus de la propriété du capital, c’est-à-dire les dividendes ou revenus allant aux actionnaires, mais bizarrement pas les revenus allant aux créanciers de l’entreprise, les intérêts étant déductibles du revenu soumis à l’IS !)
  • Enfin, Aghion s’affiche en faveur d’un impôt très progressif sur les successions et les rentes foncières, qui viennent corriger sur la durée les inégalités patrimoniales excessives et éviter qu’elles ne s’incrustent dans la reproduction sociale, une tendance qu’on voit malheureusement à l’œuvre depuis une génération dans les grands pays développés.

Que répond Piketty ?

  • Travaillant à une fusion de l’IR et de la CSG, la base fiscale serait de façon indifférenciée l’ensemble des revenus. Or, il y a aujourd’hui une sous-déclaration des revenus financiers, estimée à 50%, si on croise les chiffres fiscaux avec ceux de la comptabilité nationale1.
  • C’est ce phénomène qui explique que l’impôt sur le revenu devienne régressif à partir d’un certain niveau de revenu, les hauts revenus étant pour l’essentiel des revenus du capital. C’est ce que dénonce par exemple Warren Buffett quand il constate payer des impôts à un taux moindre que sa secrétaire.
  • Il est commode pour les hauts revenus d’habiller des revenus du travail en revenu du capital, par exemple en transformant son service de travail en prestation de service. Des taux différenciés encouragent l’arbitrage.

La question se ramène donc à savoir quel est l’effet le plus massif : l’arbitrage fiscal vers les revenus du capital (à cause du décalage des taux d’imposition) ou l’évasion pure et simple des revenus du capital, sans transfert d’une catégorie à l’autre (à cause du niveau élevé du taux d’imposition sur l’épargne) ? Le problème est qu’il est difficile d’en juger empiriquement aujourd’hui en France, sachant que les fiscalités du travail et du capital ne sont finalement pas trop éloignées :

  • les revenus obligataires subissent un prélèvement libératoire de 24 %, auxquels s’ajoute une CSG/CRDS de 13,5 % et de 15,5 % à compter du 1er juillet. Ce qui fait 39,5 %. On n’est pas loin du taux marginal de l’IR aujourd’hui, soit 44 %, y compris la surtaxe temporaire de 3 % (et 48 % selon le projet du candidat Hollande).
  • S’agissant des dividendes, l’option d’un prélèvement à l’IR aboutit aujourd’hui à une taxation à 26,5 %, sachant l’abattement de 40 % (44% x 60 %)2. Le prélèvement libératoire est de 21 % (probablement bientôt 24 %), plus à nouveau les 15,5 % de CSG. On est donc à 36,5 %, et probablement bientôt de 39,5 %. L’écart est plus important, sans être énorme. D’autant qu’il est question pour certains de supprimer l’abattement de 40 %.

Mais qu’en sera-t-il avec un taux d’imposition à 75 % ? L’optimisation fiscale va devenir payante. Preuve de cela, les socialistes ont déjà mis de l’eau dans leur vin en excluant les produits d’assurance-vie de la règle des 75 %, ce qui va provoquer une ruée vers ce produit, début d’une jolie stratégie d’optimisation.

Il est donc probablement plus justifié de pointer les seuls très hauts salaires, quitte à border très étroitement les possibilités d’habillage de ces très hautes rémunérations en revenus financiers.

Pour autant, Aghion et Piketty sont d’accord pour convenir que les effets d’offre (du type découragement au travail lié à des taux marginaux élevés) sont probablement limités. Un dirigeant d’entreprise refusera-t-il de prendre son poste au prétexte que l’actionnaire, pour limiter la fuite fiscale, évitera de dépasser par trop le seuil d’un million d’euros. Voir le billet publié là-dessus dans le Blog en date du 29 février 2012. Comment autrement comprendre que des pays, y compris les États-Unis et la Grande-Bretagne, aient pu connaître pendant une ou deux générations des taux marginaux faramineux (selon l’œil d’aujourd’hui) sans déstabiliser ni l’économie, ni le corps social. L’acceptation de l’impôt est conditionnée à deux choses : qu’il y ait un sentiment de justice dans sa répartition ; et surtout que l’Etat dépense utilement, sagement et parcimonieusement les sous qu’on lui confie. C’est à cela que doivent s’attacher les candidats présidentiels.

 

1. L’argument est faible et met le doigt sur la « mobilité » des revenus financiers : accroître le taux va accroître la sous-déclaration, semble-t-il assez aisée.

2. Piketty recommande l’abandon de la décote de 40 %, mise en place initialement en remplacement de l’avoir fiscal.