Aux États-Unis, la part du revenu avant impôt allant aux 1 % les plus riches a plus que doublé, passant de moins de 10 % dans les années 1970 à plus de 20 % aujourd’hui. Un tel mouvement s’observe dans d’autres pays anglo-saxons. Contrairement à une vue commune, la mondialisation et les nouvelles technologies ne sont pas à blâmer. D’autres pays de l’OCDE tels que ceux d’Europe continentale ou le Japon ont connu une bien moindre concentration du revenu vers les méga-riches (World Top Incomes Database 2011).

Dans le même temps, les taux supérieurs d’impôt sur les revenus les plus élevés ont décru significativement depuis les années 1970, à nouveau spécialement dans les pays anglophones. Par exemple, les taux marginaux d’impôt aux États-Unis et au Royaume-Uni étaient au-dessus de 70 % avant que les révolutions de Reagan et Thatcher les coupent drastiquement de 40 points en une décennie.

À une époque où la plupart des pays de l’OCDE font face à des déficits et un poids de la dette importants, une question cruciale de politique publique est de savoir si les gouvernements devraient taxer davantage les hauts revenus. La recette fiscale en question est loin d’être négligeable. Par exemple, doubler le taux supérieur d’impôt sur les 1 % des plus hauts revenus aux États-Unis, du niveau de 22,5 % actuellement à 45 %, accroîtrait les recettes fiscales de 2,7 % du PIB par an. Bien sûr, un tel calcul est statique et une telle hausse peut fort bien affecter le comportement des riches, le revenu qu’ils déclarent, l’économie au sens large et de façon ultime la recette fiscale obtenue. Une récente recherche (Piketty et al 2011) analyse cette question à la fois empiriquement et conceptuellement.

Le graphique 1 montre la forte corrélation qui existe entre les réductions des taux d’impôt sur les plus riches et l’accroissement de la part du 1 % au sommet dans le revenu avant impôt. Les données couvrent la période allant de septembre 1975 à août 2004 pour les 18 pays de l’OCDE où l’information sur le partage des impôts selon le niveau de revenu est disponible. Par exemple, les États-Unis ont connu une réduction de 35 points dans leur taux marginal d’impôt et une croissance très importante de 10 points dans la part du revenu avant impôt allant aux 1 % les plus riches. Par contraste, la France ou l’Allemagne ont connu peu de changements. L’évolution des taux supérieurs d’impôt semble bien prédire la variation dans la concentration du revenu avant impôts.


 

 

Graphique 1 : Variations de la part du 1 % le plus élevé du revenu avant impôt et les taux marginaux d’imposition depuis 1975


 

Trois explications possibles

Trois scénarios peuvent expliquer pourquoi les revenus avant impôt des plus riches dépendent autant de leurs taux d’imposition. Chacun a des implications très différentes en matière de politique publique.

Premièrement, des taux supérieurs plus élevés peuvent décourager l’effort au travail et la création d’entreprises par les plus talentueux – ce qu’on appelle l’effet d’offre. Dans ce scénario, des taux d’imposition plus bas conduiraient à davantage d’activité économique chez les riches et donc à plus de croissance économique. Si toute la corrélation présentée dans le graphique 1 était due à un tel effet d’offre, le modèle cité dans notre étude en référence indique que le taux d’imposition qui maximiserait les recettes publiques se situerait à 57 %. Il resterait donc de la marge pour les États-Unis en matière d’impôts sur les hauts revenus, mais la limite est déjà atteinte dans beaucoup de pays européens.

Deuxièmement, des taux d’imposition élevés accroissent l’évasion fiscale. Dans ce scénario, accroître les taux supérieurs dans un système fiscal largement mité par les niches fiscales et les opportunités d’évasion fiscale n’est pas le plus productif. Une meilleure mesure politique serait de commencer par supprimer les niches fiscales, puis seulement alors d’accroître les taux d’imposition au sommet. Il est connu et bien documenté qu’on peut éliminer le gros des évasions fiscales, mais avec une volonté politique et une coopération internationale. En adoptant une base fiscale large fermée à l’évasion fiscale, il n’y a plus que les effets d’offre pour éventuellement fixer le niveau au-delà duquel des taux d’imposition deviendraient contre-productifs.

Troisièmement, on peut être sceptique face aux modèles économiques standards qui supposent que la rémunération des agents reflète parfaitement leur productivité marginale. Le modèle standard est particulièrement peu convaincant au sommet de la distribution des revenus où la contribution économique des managers qui travaillent dans des organisations complexes est difficile à mesurer. Dans ce scénario, les plus hauts revenus ont les moyens de définir leur propre rémunération en négociant plus durement ou en influençant les comités de rémunération. Bien entendu, les incitations à de telles recherches de rente sont beaucoup plus fortes quand les taux supérieurs sont bas. Dans ce scénario, des baisses des taux supérieurs peuvent accroître la part des hauts revenus, en accord avec le graphique 1, mais ici la hausse des revenus du 1 % supérieur se fait au détriment des 99 % restants. En d’autres mots, les taux supérieurs stimulent la captation de rente au sommet mais pas la croissance économique – une réelle différence avec le premier scénario, celui de l’effet d’offre.


 

Quelle explication retenir ?

Pour distinguer ces différents scénarios, il faut mesurer dans quelle proportion une baisse du taux marginal d’impôt conduit à une plus forte croissance économique. Le graphique 2 montre qu’il n’y a pas vraiment de corrélation. Par exemple les pays qui ont fait des réductions massives dans les taux marginaux, tels le Royaume-Uni ou les États-Unis, n’ont pas crû significativement plus vite que les pays qui ne l’ont pas fait, comme l’Allemagne ou le Danemark. Cela suggère qu’une fraction importante de la réponse des revenus avant impôt aux taux supérieurs d’impôt serait due à une recherche accrue de rente au sommet plutôt qu’à un effort productif accru.


Graphique 2. Croissance du PIB par tête et taux marginal d’imposition depuis 1970


Bien sûr les comparaisons entre pays sont toujours délicates. Mais le fait central est que les pays riches ont tous cru à peu près au même rythme sur les trente dernières années, malgré de très fortes différences dans la politique fiscale. Sur base de notre modèle et de paramètres moyens où la réponse des hauts revenus à des taux supérieurs plus élevés provient à la fois d’un effet d’offre et d’un effet de recherche de rente, nous trouvons que le taux supérieur d’impôt peut potentiellement être fixé à 83 %, et non plus à 57 % comme dans le pur modèle à effet d’offre.

Ce modèle permet d’analyser l’évolution de la fiscalité des hauts revenus au cours depuis l’après-guerre. Jusqu’à la fin des années 1970, les décideurs politiques et l’opinion publique ont probablement considéré – à tort ou à raison – que des augmentations de revenu au sommet de l’échelle des revenus reflétaient davantage la cupidité ou des activités socialement inutiles qu’un travail productif. C’est pourquoi les gouvernements décidèrent de fixer les taux supérieurs aussi hauts que 80 %-90 % aux États-Unis et en Grande-Bretagne. La révolution Reagan/Thatcher a réussi à accréditer l’idée selon laquelle de tels niveaux étaient désormais impensables. Mais après des décennies de montée de la concentration des revenus – et avec elle une croissance médiocre et une crise financière déclenchée par les excès du secteur financier –, il est possible de repenser sereinement cette histoire. Le Royaume-Uni a accru son taux supérieur de 40 à 50 % en 2010 en partie pour infléchir les excès des salaires au sommet. Aux États-Unis, le mouvement Occupy Wall Street et son fameux « Nous sommes les 99 % ! » reflète aussi l’opinion que les 1 % du sommet ont sans doute profité au détriment des 99 %.

Finalement, le futur des taux supérieurs d’imposition dépendra du jugement qu’en aura l’opinion publique : les revenus au sommet de l’échelle viennent-ils légitimement de la productivité ou illégitimement de la captation de rente ? Avec une concentration des revenus plus forte, les hauts revenus ont davantage de ressources pour influencer les opinions publiques (au travers de think tanks ou des médias) ou les politiques (au travers du lobbying), et ainsi de créer une causalité inverse entre l’inégalité des revenus, les perceptions et les politiques publiques. Face à cette réalité, les chercheurs en économie peuvent jouer un rôle utile en tentant d’estimer au mieux les différents effets et paramètres.

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Références

Piketty, Thomas, Emmanuel Saez, and Stefanie Stantcheva (2011), « Optimal Taxation of Top Labor Incomes: A Tale of Three Elasticities« , CEPR Discussion Paper 8675, December.

The World Top Incomes Database (F Alvaredo, T Atkinson, T Piketty, and E Saez), online at http://g-mond.parisschoolofeconomics.eu/topincomes/

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Cet article est une reproduction – en français – d’une contribution originale pour le site internet Vox-Eu.