On confondrait volontiers cette voix, datant de la seconde moitié du 14ème siècle, avec celle des grands libéraux français du 19ème siècle, Bastiat ou Jean-Baptiste Say. Un siècle avant Machiavel, avec la même lucidité et précision de pensée mais un discours économique plus articulé, Ibn Khaldoun critique l’implication directe du souverain dans l’activité économique de nature marchande, ainsi qu’une imposition trop élevée sur l’activité économique. Vox-Fi vous la fait connaitre. Le texte est tiré de « Discours sur l’histoire universelle – Al-Muqaddima », chapitre 38 (éditions Actes Sud, 1997, excellente traduction de Vincent Monteil, qui rend le livre lisible (presque) comme un roman. 

L’État peut se trouver dans une impasse financière, en raison de l’augmentation de ses dépenses somptuaires et de l’insuffisance de ses recettes fiscales. Il lui faut trouver de l’argent et accroitre ses revenus. Pour cela, il peut choisir plusieurs solutions. Il peut imposer le chiffre d’affaires de ses sujets. Il peut augmenter les catégories de douanes éventuelles. Il peut pressurer et saigner à blanc ses agents du fisc et ses percepteurs, s’il estime qu’ils se sont approprié une part considérable des impôts, sans la faire porter sur leurs comptes.

Parfois aussi, le prince lui-même s’adonne à des activités lucratives, à l’agriculture ou au commerce. Il constate que les marchands et les cultivateurs gagnent beaucoup d’argent. Il remarque que leurs gains sont proportionnels aux capitaux qu’ils ont investis. Il décide donc d’en faire autant. Il achète des troupeaux et des terres pour les mettre en valeur, il acquiert des marchandises et s’expose aux fluctuations des marchés. Il espère ainsi accroitre ses revenus et augmenter ses gains.

Ce faisant, il commet une grave erreur. Car il nuit, de plusieurs manières, à son peuple. D’abord, il rend plus difficile aux cultivateurs et aux négociants d’acheter des denrées sur pied ou en nature et de se procurer ce dont ils ont besoin. En effet, les gens ont à peu près les mêmes disponibilités financières. Déjà la concurrence qu’ils se font normalement épuise à peu près leurs ressources. Mais, quand c’est le souverain lui-même – beaucoup plus riche qu’eux – qui leur fait concurrence, presque aucun d’entre eux ne peut obtenir ce qu’il désire. Il en résulte malaise et mécontentement.

Il y a plus. Le prince peut faire main basse sur une grande quantité de denrées, ou encore se les faire céder à vil prix : personne n’oserait renchérir. Il oblige donc les vendeurs à baisser leurs prix. Et puis, comme il a le souci des besoins de l’État, il n’attend pas la montée des cours : quand il dispose de ses propres productions – grains, soie, miel ou sucre –, il force les marchands et les cultivateurs à les lui acheter au plus haut prix. Du coup, ceux-ci restent sans argent liquide, et les marchandises qu’ils ont été forcés d’acheter leur restent sur les bras. Ils ne peuvent donc plus faire de commerce, c’est-à-dire gagner leur vie. Ils manquent d’argent. Ils finissent donc par vendre à perte, en période de mévente, et par réitérer cette opération désastreuse, jusqu’à épuisement de leur capital et à fermeture de leur boutique.

Ces cas se produisent fréquemment. Ils causent au public de grandes difficultés financières, le découragent et entrainent l’effondrement des finances de l’État. Comme le revenu national provient en majorité des cultivateurs et des marchands, surtout après l’introduction de la taxe sur les transactions commerciales, une fois que le paysan a délaissé ses champs et que le négociant a fermé boutique, les recettes fiscales s’évaporent ou baissent dangereusement.

Si le souverain voulait comparer les maigres avantages qu’il tire de ses propres entreprises, avec les recettes provenant des contributions, il trouverait les premiers négligeables en regard des secondes. Quand bien même ses opérations privées seraient d’un bon rapport, elles le priveraient d’une bonne part des recettes fiscales provenant des taxes sur le commerce. Il est, en effet, peu probable que le prince doive acquitter des droits sur ses propres transactions : il en serait ainsi, cependant, si d’autres que lui les prenaient à leur compte.

Finalement un roi marchand peut entrainer la ruine d’une civilisation et, par suite, la chute de l’empire. L’argent d’un peuple, qui ne rapporte plus en investissements agricoles ou commerciaux, ne peut que se dépenser et disparaitre. C’est la ruine générale.

Les Persans prenaient toujours pour monarque un membre de la famille royale, distingué pour sa vertu, sa piété, son éducation, sa générosité, sa bravoure et sa noblesse. Ils exigeaient qu’il fut juste. Il ne devait pas avoir de ferme à lui, car cela pourrait causer du tort à ses voisins. Il ne devait pas non plus faire de commerce, pour ne pas faire monter le prix de la vie. Enfin, il ne devait pas prendre d’esclaves à son service, car ils ne lui donneraient que de mauvais conseils.

En réalité, ce sont les recettes fiscales seules qui enrichissent un souverain. Or, elles ne peuvent s’accroitre qu’en traitant convenablement et équitablement les contribuables. De la sorte, le peuple espère et il est encouragé à faire fructifier ses capitaux – ce qui ne peut qu’accroitre la rentrée des impôts dans les caisses du prince. Toutes autres dispositions prises par celui-ci, telles que le fait, pour lui, de se livrer à l’agriculture ou au commerce, ne peuvent qu’être nuisibles à ses sujets, ruineuses pour le revenu de l’État et fâcheuses pour le développement agricole.

Il arrive qu’un émir ou un gouverneur, qui se livre au commerce et à l’agriculture, veuille acheter, à des prix qu’il fixe lui-même, les produits et les denrées que des particuliers lui proposent. Après quoi, il revend le tout à ses administrés, quand cela lui plait, au prix qu’il décide lui-même. Ces errements sont encore plus dangereux, nuisibles et ruineux pour tout le monde. Le souverain lui-même est souvent influencé, dans ce sens, par des cultivateurs et des négociants. Ceux-ci travaillent avec lui, mais pour leur profit personnel : ils gagnent rapidement beaucoup d’argent, tout en échappant aux droits et aux taxes – exemption particulièrement favorable aux accroissements de capitaux et aux bénéfices rapides. Mais ces gens-là ne voient pas le tort que leurs pratiques causent au monarque, en diminuant ses recettes fiscales. Le prince doit donc bien prendre garde, et ne jamais prêter l’oreille à des propositions aussi ruineuses pour ses revenus que pour son règne. Que Dieu nous inspire la meilleure solution, et qu’Il nous fasse tirer profit de nos bonnes actions ! Il est le seul Seigneur.

Discours sur l’histoire universelle. Broché – 28 février 1997