Retrouvez ici la première partie de l’article, publiée sur le Blog le vendredi 21 septembre 2012

 

La nécessaire défense des rémunérations aux mérites

 

Et pourtant, dans une économie faite de libre échange et de concurrence, comment ne pas concevoir l’importance du rôle joué par les modes de rémunération aux mérites ? Si la compétitivité des entreprises en même temps que la hiérarchisation des rapports inter-salariés au sein de cette dernière appellent nécessairement une part d’individualisation des salaires, les dirigeants d’entreprise ne doivent pas imaginer pouvoir le faire sans avoir préalablement défini un statut social protecteur des salariés clairement distinct du mérite de chacun.

La nécessaire individualisation d’une part des rémunérations. Depuis longtemps, la question de la rémunération n’est plus cantonnée à celle du salaire de base de chaque salarié9. Elle dépasse même celle définie dans le contrat de travail et ce, par un renvoi complémentaire à des « grilles indiciaires » ou des « rémunérations minimales », fonctions de la qualification et de l’ancienneté. Ce constat est d’autant plus important que la définition première de la rémunération renvoie nécessairement à l’idée d’une contrepartie à la prestation de travail fournie par le salarié. Dès lors, parvenir à déterminer la rémunération de quelqu’un, c’est accorder un « prix » (une valeur) à son activité professionnelle.

La rémunération s’inscrit alors comme un outil d’évaluation du travail des salariés les uns par rapport aux autres. Elle permet aussi de fixer les « tarifs » en vigueur sur le marché du travail et de l’emploi10. Il existe de multiples risques à déconnecter trop grandement la rémunération de la réalité des efforts fournis au travail. Sur le long terme, un tel phénomène contribue notamment à une forme de banalisation du phénomène « travail », faisant de chaque salarié une sorte de fonctionnaire d’un vaste système – de nature privée ou publique – à l’égard duquel il lui est permis de revendiquer des droits visant à garantir sa pérennité économique et ce, de façon déconnectée de toute idée de risque pourtant inhérente à toute activité humaine11. Sur ce dernier point, il est d’ailleurs intéressant de constater comment certains économistes proposent aujourd’hui de relancer l’économie nationale par une augmentation des salaires et ce, là encore, de façon totalement déconnectée de l’idée d’une « valeur travail »12. Une telle tendance vise, à notre sens, à confondre deux fonctions bien distinctes de la rémunération : le « prix du contrat de travail » c’est-à-dire sa valeur en tant que contrepartie directe de la prestation de travail fournie et les « moyens de subsistance » que procure la réalisation d’une activité professionnelle salariée ou non. Est-ce que constater que le salaire, en tant que moyen de subsistance, n’est pas suffisant pour vivre décemment, autorise à revendiquer d’augmenter la valeur du salaire, en tant que « prix du travail » ? Et ce, sans la contrepartie d’un travail supplémentaire ? À l’évidence, il y a là une confusion dont les entreprises font largement les frais. Il s’agit de faire peser sur elles13, les conséquences d’une augmentation inconsidérée du coût de la vie, elle-même directement en lien avec une croissance insuffisante pour leur permettre de se développer davantage.

À défaut d’ancrer fortement le salaire dans son sens premier, c’est-à-dire en tant que contrepartie directe du travail fourni, il y a là le risque de voir notre société toute entière dériver vers une immense détresse. D’abord, celle des salariés qui ne souhaiteront pas s’investir davantage dans leur travail du fait de l’absence d’une juste différence de traitement entre ceux qui travaillent et ceux qui travaillent plus ou mieux14. Cette détresse sera doublée de celle manifestée par les entreprises elles-mêmes qui ne pourront supporter de devoir occuper des salariés sans pouvoir justement récompenser ceux qui s’investissent le plus. Sans compter le rôle social croissant qu’elles devront supporter – économiquement et socialement – en devant accorder des salaires surévalués (par rapport au « prix du marché du travail ») pour permettre à ses salariés de vivre décemment.

 

La nécessaire définition d’un statut social protecteur (clairement distinct de tout mérite). Si la compétitivité de nos entreprises passe nécessairement par la sauvegarde de modes de rémunération aux mérites, il convient également – et surtout – de s’attacher à la « fonction vitale » du salaire et ce, en définissant un statut social protecteur auquel participe déjà activement l’entreprise. Force est de constater, en effet, qu’aujourd’hui ce statut social protecteur existe sous couvert de règles de droit du travail quelque peu désuètes, mais utiles. Ainsi, les règles qui encadrent les modalités de rupture du contrat de travail ainsi que les systèmes de rémunération différée qui les accompagnent15, ne visent-elles pas à protéger le salarié dans un moment où sa situation économique est mise en danger par la disparition éventuelle ou future de son contrat de travail ? De même, les diverses règles qui conditionnent l’obtention d’éléments de rémunération à la comptabilisation d’une certaine ancienneté dans l’entreprise, ne visent-elles pas à accompagner un salarié vieillissant dont les besoins économiques se font grandissants avec sa famille ? Il est permis de le penser16.

Or, ces outils sont aujourd’hui insuffisants ou inadaptés pour assurer aux salariés une protection satisfaisante. À l’issue du Rapport Davy17, un constat identique est fait. Selon lui, il est temps de revoir notre modèle social, notamment parce qu’il a été adopté à l’issue de la seconde guerre mondiale et qu’il a très peu évolué depuis. Ainsi, l’enquête permet de comprendre que le fameux CDI ne fait plus trop rêver les salariés. Dans tous les cas, il n’est plus perçu comme un rempart indéfectible contre la précarité. Dans un monde où les carrières sont mouvantes ou changeantes, c’est la notion même de carrière qu’il faut revisiter. De plus, la multiplication de lois promulguées en matière de droit du travail ne parvient plus à apaiser l’anxiété des travailleurs et leur défiance à l’égard de l’entreprise ou du marché du travail qui est grandissante.

Dès lors, ne faudrait-il pas explorer d’autres voies ? Ne devrions-nous pas privilégier d’autres outils que ceux usités depuis de (trop) nombreuses années en droit du travail ? Il est permis de l’imaginer18. D’ailleurs, c’est certainement ce à quoi incite indirectement l’auteur du rapport lorsqu’il met notamment l’accent sur l’importance d’individualiser les droits sociaux devant être « rattachés à la personne et non plus au contrat de travail ». Selon lui, « on est passé du concept de la sécurité d’un emploi donné à un concept de sécurité d’emplois successifs, puis à celui de sécurité des carrières (« career security ») ». Il convient sans doute aux responsables d’entreprise de s’emparer de cette idée et de la faire prospérer avec l’aide des instruments juridiques et de dialogue social que propose le droit de la protection sociale.

Avec l’aide de ces outils, différents de ceux issus du droit du travail, il faut imaginer que, demain, l’obtention d’un travail procurera à chaque salarié et aux membres de sa famille le bénéfice d’une « sécurité citoyenne, économique et sociale ». C’est à cette condition – et, selon nous, à cette condition seulement – que l’entreprise retrouvera une réelle autonomie dans la fixation de modes de rémunération aux mérites. Dès lors que la protection économique du travailleur sera assurée, qui saura le lui reprocher ?

 

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9 – Ph. Coursier, Qu’est-ce que la rémunération aujourd’hui ?, Échanges février 2011, p. 32.

10 – Pour autant, ce n’est pas – et ce, depuis longtemps déjà – laseule fonction reconnue à la rémunération. Depuis l’accordnational interprofessionnel du 10 décembre 1977 portantmensualisation des salaires, l’idée est passée que le salairerenvoie davantage à un « pouvoir d’achat » (aujourd’hui un« pouvoir d’emprunt »), faisant par là même primer, pour chaqueindividu, sa qualité de consommateur sur celle de travailleur (V. surce point, L. n° 78-49 du 19 janvier 1978, relative à lamensualisation et à la procédure conventionnelle, JO 20 janv.1978, p. 426).

11 – Il faut dire que la généralisation, par l’effet de la loi, d’unsystème d’assurance chômage a également conforté la totalité desacteurs dans ce sentiment.

12 – Ainsi, en voulant augmenter unilatéralement la valeur duSMIC, et ce dans le but louable de venir au soutien destravailleurs les plus démunis, le Gouvernement a-t-il consciencede venir bousculer – une fois encore – le rapport qui doitnécessairement exister entre le travail fourni et la justerémunération qui y est attachée ?

13 – … peut-être en tant qu’ultime corps constitué.

14 – Cette possibilité d’une rémunération différenciée est d’autantplus difficile à défendre que, par-delà ses aspects juridiques, cettequestion se heurte à un contexte sociologique globalement peufavorable à l’idée que les uns puissent être évalués par l’autre oupar les autres… Pourtant, il nous faut bien admettre que si nousvoulons mobiliser le plus grand nombre d’entre nous, en mêmetemps que nous permettre de recevoir la juste récompense oureconnaissance de notre investissement, il nous faudra passer parl’évaluation… C’est d’ailleurs certainement à travers cette notiond’évaluation et dans la recherche d’outils acceptables (à la foissur le plan sociologique et juridique) qu’il nous faut espérer dessolutions.

15 – V. sur cette question, Ph. Coursier et J.-G. Pichon, À propos desindemnités de fin de carrières, les incidences d’un changement de régime,Sem. soc. Lamy 2007, no 1332, p. 5.

16 – Il faut ainsi se remémorer que le système d’allocationsfamiliales (aujourd’hui financé par les entreprises auprès descaisses d’allocations familiales) trouve son origine dans dessystèmes dits de « complément familial » ou de « sursalairefamilial » ayant vu le jour dans certaines entreprises françaises aucours du XIXe siècle.

17 – Rapport remis au ministre du Travail en avril 2012, sous letitre attractif de « Sécuriser les parcours professionnels par lacréation d’un compte social universel », par Monsieur FrançoisDavy, ancien P-DG d’Adecco, lequel offre une liste detreize propositions toutes destinées à améliorer la sécurisationdes parcours professionnels au cours de la vie active.

18 – V. par ex., en matière d’assurance chômage, à propos durisque économique supporté par le salarié et sa famille du fait dela rupture du contrat de travail, Ph. Coursier, Enjeux et mutationsen matière de chômage ou la « flexisécurité sociale », JCP S 2010, 1323.