Regardant le déluge d’argent qu’il va falloir pour renflouer les pays du Sud de la zone euro, Gideon Rachman (du Financial Times) écrit qu’il se sent « étrangement autrichien » [école de pensée économique du début du XXe siècle qui rejette assez largement les interventions de l’État et dont le représentant le plus connu est Friedrich Hayek, NDLR]. J’avoue ressentir la même chose en observant les banques. Dix-huit mois après le passage au Congrès américain de la loi Dodd-Frank, les trois-quarts de ses règles byzantine restent encore à mettre en place et il n’y a aucun progrès sur la question de fond, à savoir que les banques prendront toujours trop de risque avec l’argent des contribuables tant qu’elles resteront trop grosses pour faillir (too big to fail). Et pendant ce temps, on néglige l’antidote autrichien : si vous n’aimez pas les gros mammouths nourris par l’État et trop gros pour faire faillite, pourquoi ne pas accueillir à bras ouverts les assez-petits-pour-faire-faillite, et donc les hedge funds.

La plupart des critiques de la finance moderne ratent leur cible. Il ne faut pas espérer, par exemple, que mettre des armées de fonctionnaires pour faire respecter les lois financières va rendre la finance parfaitement stable. La finance est un système de promesses sur un futur incertain. Les devises montent et baissent ; les taux d’intérêt fluctuent ; des entreprises réussissent quand d’autres font faillite. Un bon système financier doit être capable d’absorber ces risques sans que les contribuables aient à payer l’addition. Mais les risques demeureront et des institutions financières continueront à faire faillite.

Il n’est pas facile de voir comment la finance peut être séparée entre des activités stables et de la vieille école et d’autres plus sauvages ou plus casino. Les crédits bancaires traditionnels sont en fait manifestement instables, ce qui explique que les gouvernements doivent les sécuriser au travers de l’assurance des dépôts et de la garantie du prêteur en dernier ressort. C’est pour cela que le métier de banquier commercial s’arrange pour être à la fois subventionné et non compétitif. Les entreprises lèvent souvent leurs fonds plus efficacement par émission d’actions ou d’obligations.

Si les marchés de titres financiers sont utiles aux entreprises non financières, il s’ensuit que le mépris ambiant pour les traders n’a absolument aucun sens. Les marchés ont besoin d’experts qui sont payés pour juger de la valeur des titres financiers, améliorant ainsi les chances que les ressources en capital si rares à l’échelle de la société aillent aux entreprises qui en feront le meilleur usage. Les marchés ont besoin de gens qui vendent et achètent, de façon que les porteurs de titres financiers puissent leur vendre quand ils ont besoin d’argent. S’il n’y avait pas de marché actif sur lequel pouvoir vendre les actions d’une start-up technologique, les investisseurs n’achèteraient ces titres qu’avec un rabais. Le coût plus élevé du capital impliquerait moins de telles start-up, moins d’innovation et moins de croissance.

Certains critiques concèdent que les traders sont peut-être utiles, mais se plaignent que le capitalisme moderne les fabrique en trop grand nombre. Il nous faut assez de traders pour fixer les prix de marché à intervalle de disons 5 secondes ; mais mettre des foules de gens pour échanger à haute fréquence représente un gaspillage honteux de capital humain. Cette critique n’a pas non plus de sens. Le gouvernement devrait-il se mettre à la tâche de décider combien il faut d’architectes ou de thérapeutes ? Le nombre socialement optimal de concepteurs de mode est certainement une fraction du nombre de gens qui dessinent les boutons dans le Quadrilatero della Moda à Milan.

La réalité, c’est que nous avons besoin des traders et le marché est le meilleur mécanisme pour décider combien il en faut. Sauf, bien sûr, à considérer que le marché est distordu : un volume important de trading continue à se faire au sein de ces mammouths trop gros pour faire faillite et qui jouissent d’une garantie implicite de l’État. Si vous subventionnez le risque dans le trading, il deviendra naturellement abondant et, pire, dangereux. C’est pourquoi les désastres de 2008 ont été concentrés dans les institutions financières importantes et systémiques. Le problème n’est pas le trading ; il vient de la perversion des incitations dans les grands hypermarchés financiers où il s’exerce.

Les hedge funds fournissent au moins une partie de la réponse à cette distorsion. A la demi-exception du fonds LTCM (Long-Term Capital Management), qui a accaparé l’attention des régulateurs sans pourtant recevoir de renflouement, les hedge funds vont et viennent sans menacer les contribuables. Parce que le mécanisme de création et de destruction n’est pas subventionné, leurs prises de risque tendent à être plus prudentes – lors des années qui ont précédé la crise, les hedge funds ont réduit leur levier de risque alors que les grandes banques d’investissement perdaient la raison. Même quand ils se trompent, les hedge funds font subir peu de risque aux créanciers, limitant le risque de contagion financière. Les hedge funds qui font faillite ferment en général avant d’avoir épuisé tous leurs fonds propres. Les créanciers se voient rendre tout leur argent. Et pourtant, malgré ces vertus, les hedge funds restent impopulaires, un phénomène qui en dit beaucoup sur la confusion parmi les critiques du capitalisme dans les pays riches. Oui, les patrons de hedge funds sont absurdement riches et devraient sans aucun doute être taxés davantage – comme devrait l’être d’ailleurs Wayne Rooney du Manchester United. Cependant, l’inégale répartition des fruits de la croissance est une question différente de celle de comment on sécurise la croissance. Quand on traite de la seconde question, les riches peuvent être des types bien, même si ça fait mal à entendre.

Le Blog reproduit en français cette chronique parue dans le Financial Times du 12 janvier 2012. Sebastian Mallaby, déjà contributeur du Blog, fait partie du Council britannique on Foreign Relations et est l’auteur de « More Money Than God: Hedge Funds and the Making of a New Elite », à paraître prochainement en français.