On débat aujourd’hui en France d’une importante réforme des retraites[1]. Or, voici un sujet fortement technique sur lequel il est très facile de prendre une position non informée, purement idéologique. Tentons modestement ici d’en éclairer quelques enjeux.

Elle comporte plusieurs volets que le débat politique ne permet pas de bien distinguer, alors qu’ils sont de nature différente. On compte au moins :

1. Le mode de calcul de la pension veillant à assurer l’équilibre financier du système, qui est le cœur de la réforme,

2. La prise en compte de la solidarité,

3. L’unification des régimes de retraite.

L’unification des régimes de retraite, absolument nécessaire (les régimes spéciaux), peut fort bien être faite en l’absence des deux autres (si ce n’est que l’équilibre des régimes spéciaux tient à la solidarité du régime général).

La solidarité est dans le régime de retraite actuel assez importante : en 2016, sur 270 Md€ de pensions versées, elle représente 61 Md$, soit 22% (famille, maladie, chômage, minimum vieillesse, pénibilité…, autant de correctifs dans le calcul de la pension). Rien n’empêche, c’est un choix politique, que la solidarité reste la même que dans le régime précédent. Le projet du gouvernement conserve la solidarité, à un niveau moins important, mais en grande partie parce que la formule projetée est censée être plus « égalitaire » dans son cœur que le système actuel.

Mais cela a une conséquence : à mettre de la solidarité, on invalide le slogan « chaque euro cotisé donne lieu aux mêmes droits à retraite », puisqu’il faut bien alors que des personnes n’ayant pas cotisé à due proportion reçoive néanmoins des prestations du système de retraite. Ce slogan est donc idiot et se retourne contre les promoteurs de la réforme puisqu’il laisse à penser, à tort, que la réforme supprime, comme dans les régimes de capitalisation à contributions définies, toute forme de solidarité, qu’elle ne fonctionnerait que comme bas de laine personnel, une sorte d’épargne obligatoire mais purement individuelle pour ses vieux jours[2]. Dans un pays aussi attaché que le nôtre à la « fraternité/solidarité » (on retient le vocable qu’on veut), ce n’est pas la meilleure publicité.

Le point important est donc le premier, la formule d’indexation : aujourd’hui, il s’agit des 25 meilleures années de salaire dans le secteur privé, et avec, pour faire la moyenne, une revalorisation des salaires du passé par l’inflation. Dans le système envisagé, on prend en compte la totalité de la carrière, mais cette fois-ci revalorisée par l’évolution des salaires.

Il faut savoir que la formule proposée est plus égalitaire que la précédente, du moins pour le secteur privé, point sur lequel le gouvernement n’arrive pas à communiquer. Il y a deux effets de sens inverse. Le fait de prendre les 25 meilleurs salaires permet d’éliminer d’une carrière les mauvaises années ou les trous d’activité. Comme les carrières heurtées caractérisent davantage les bas salaires que les hauts, il y a dans le régime actuel un élément de redistribution. Mais en sens inverse, les hauts salaires sont le plus souvent acquis par des personnes qui ont des carrières professionnelles ascendantes. Les salaires du passé pèsent donc pour eux, en termes relatifs, d’un poids moindre dans toute formule qui fait la moyenne sur les salaires du passé. De plus, dans la formule actuelle, ils sont revalorisés par l’inflation, alors qu’ils pèseraient plus si on les revalorisait par la progression du salaire moyen. Ce second effet l’emporte fortement, semble-t-il (voir « Réforme des retraites : quels effets redistributifs attendus ? », notes de l’IPP, n°44, juin 2019). D’où une meilleure équité contributive dans le système en projet. C’est ce que prétexte le gouvernement pour réduire le montant global de la poche solidarité, si ce n’est que cela ne touche pas forcément les mêmes personne et que rien ne permet de juger à ce jour si le degré global de solidarité est maintenu ou pas. Ce n’est évidemment pas très vendeur pour les professions qui ont à perdre.

Pour compléter la formule de calcul, au-delà de l’indexation, la réforme introduit une contrainte, à savoir que le régime soit « financé ». Que cela veut-il dire ? Supposons qu’à un moment donné, on observe certaines caractéristiques économiques et démographiques du système de retraite : âge de départ en retraite, durée de vie en retraite, coefficient de conversion (du dernier salaire ou du salaire moyen en pension), mode d’indexation des pensions une fois en retraite. Si l’on s’en tient à cela, rien n’assure l’équilibre financier du système puisque les cotisations dépendent beaucoup de la conjoncture économique, un peu moins de la conjoncture démographique, l’inverse étant vrai pour les pensions à verser. Un tel régime nécessite donc constamment des réformes dites « paramétriques » si on veut plus ou moins assurer l’équilibre. Le cœur de la réforme proposée est d’internaliser ces ajustements paramétriques en cherchant à chaque période l’ajustement qu’il faut faire porter sur le coefficient de conversion (et accessoirement sur le mode d’indexation future – ce qu’on appelle l’avance sur retraite) de façon à assurer l’équilibre à court moyen terme du système. L’ajustement comptable n’est pas parfait, loin de là, en raison de l’inertie du système (et ce n’est pas d’ailleurs un objectif à rechercher rigidement puisqu’on se prive alors d’un élément de stabilisation automatique de l’économie) mais il est fortement réduit par rapport au système actuel.

En clair, la réforme tolère des chocs démographiques et économiques bien plus élevés à déficit ou excédent donné du système. Ou dit autrement, le système est partiellement en auto-pilote et préserve à peu près à chaque période l’équilibre financier. Chaque année, le coefficient de conversion est recalculé de sorte que les cotisations perçues au cours des années à venir assure le versement des pensions. Deux règles de base pour cela : un ajustement annuel selon l’espérance de vie ; une indexation du « point » selon l’évolution des salaires. Et un objectif : que les pensions soient en moyenne réévaluées comme les salaires et non comme l’inflation aujourd’hui (ce qui sur 24 ans de vie en retraite comme aujourd’hui en moyenne fait à terme une forte différence).

Deux petits points techniques ici : a) On peut retenir un coefficient de conversion plus élevé que celui de l’équilibre (faire une « avance sur retraite »), à condition que la revalorisation soit moindre dans le futur ; b) On discute aussi de la création d’un fonds collectif de réserve des retraites (par capitalisation) pour éviter les à-coups trop rapides du niveau de pension des nouveaux retraités.

Comme on le voit, les grands paramètres sont sur la même table dans les deux systèmes (après tout, c’est toujours les actifs qui financent les inactifs), les deux différences viennent en pratique du calcul du salaire moyen de base sur lequel s’établit la pension et surtout de la règle d’équilibre financier. Cette dernière est automatisée le plus possible dans la réforme proposée, c’est-à-dire gérée par des techniciens qui appliquent la formule censément avec mesure[3] ; elle est d’ordre politique dans le régime actuel, consistant au terme en général d’un certain pathos politique sur le déficit du système, à ajuster les différents paramètres.

Un point non négligeable doit être ajouté : comme le nouveau système est ajusté automatiquement, il devient possible pour les futurs retraités de disposer d’une estimation plausible du montant de leur retraite. C’est un facteur de confort. Aujourd’hui, le futur retraité est largement dans le brouillard s’agissant du régime général, à peine moins s’agissant des systèmes complémentaires type Ircantec et Agirc-Arrco (qui fonctionne aussi par point), ce qui provoque un sentiment de défiance vis-à-vis du système et provoque des comportements d’évitement chez les hauts revenus, par surinvestissement dans l’immobilier par exemple, ce qui n’est pas accessible pour les bas revenus.

Le sujet est donc presque d’ordre « philosophique » : faut-il rendre politique, c’est-à-dire soumettre constamment à la discussion démocratique, l’ajustement financier du système, ou bien recherche-t-on un certain degré d’autopilote qui économise en temps de discussion politique sur le sujet (assez technique au total) de la retraite, en acceptant que la règle retenue soit admise par le corps politique. On a le même débat par exemple sur la fiscalité : en autopilote et silencieusement comme avec la TVA ; en mode de gestion politique pour l’impôt sur le revenu ?

L’équité se mesure à cette aune. Si l’ajustement politique des paramètres tardent trop, parce que le gouvernement hésite à remettre sur la table une discussion politiquement coûteuse, certaines générations de retraités bénéficient d’un avantage que pourraient d’un point de vue d’équité horizontale contester ceux qui viennent une fois l’ajustement fait et qui subiront des retraites moindres.

Le débat citoyen doit porter là-dessus. Convenons qu’il n’est pas facile à mener.

Une dernière remarque doit être faite. Les deux systèmes prévoient une sortie sous forme de rente à vie non cessible (si ce n’est la pension de réversion auprès du conjoint vif). Pension à vie, c’est reconnaître qu’un régime général, dans un système de répartition, est le meilleur instrument, mieux que des assurances privées, pour fournir des assurances-vie peu coûteuses. Mais un problème d’équité reste très mal réglé dans les deux systèmes : l’égalité devant la mort. Les personnes dont les métiers sont peu qualifiés ont une espérance de vie bien inférieure aux personnes à haut revenu et à carrière ascendante. On a pu dire plaisamment que la retraite de réversion de l’épouse du PDG est payée par les cotisations de l’ouvrier agricole. Il n’y a pas de bonne solution pour cela[4] et l’on voit à ce propos l’importance du paramètre de pénibilité. Il semble être bien mieux pris en compte dans le régime actuel que dans celui qui est proposé. Cela doit aussi alimenter le débat.

Un point politique enfin, si on le permet. Voici une réforme (retraite par points avec équilibre financier) qui était soutenue il y a quelques années par la CFDT et une partie de la gauche. Venue de Suède, elle véhiculait une image sociale-démocrate, même si c’est le gouvernement des Libéraux qui l’a mise en place. Le président Macron, au moment d’élaborer son programme, la pensait ainsi acquise, voire même équilibrée dans son « en même temps » gauche et droite. Or, le président Macron paie ici le prix de son « tout à droite » qui a hérissé la partie de son électorat venant de la gauche et qui n’a pas de scrupule à le laisser joyeusement tomber dans cette réforme difficile. Dans le contexte post-gilets jaunes que connaît le pays, il est désormais possible que le gouvernement cède finalement et émascule fortement sa réforme, alors que tout n’est pas à jeter.

 

[1] Concernant le titre de l’article : il ne s’agit pas à proprement parler du gouvernement Macron, mais, le régime étant devenu hyper-présidentiel, on retient la règle américaine de désigner le gouvernement par le président en place et non par le Premier ministre.

[2] En fait, le slogan voulait dire : quelle que soit la période de cotisation, chaque euro donne lieu aux mêmes droits ». C’est un peu plus vrai, mais pas complètement : le niveau de la solidarité ne peut être prévu à l’avance et donc l’ajustement des droits variera au fil du temps.

[3] Il y a en effet des éléments subjectifs puisque le coefficient de conversion retenu dépend des anticipations sur l’environnement économique et démographique, mais avec corrections annuelles.

[4] Une solution serait d’autoriser la sortie en capital plutôt qu’en rente du système, avec un nudge fort pour que l’ouvrier agricole sorte en capital et négocie à côté une assurance-vie qui prendrait en compte son espérance de vie moindre. C’est bien sûr une vue de l’esprit.