Prenons le cas d’un hôtel avec vue sur mer, placé devant un terrain constructible détenu par un promoteur qui veut construire un immeuble de haut standing également avec vue sur mer, mais au détriment de l’hôtel. Il y a perte de valeur pour l’hôtel et création de valeur pour le promoteur. Le propriétaire de l’hôtel porte l’affaire devant la justice et le juge établira si les droits de propriété sont solides et si oui ou non l’hôtelier a droit à compensation pour le dommage subi. (Coase prend l’exemple vécu d’un médecin qui achète une villa près d’un fabricant de confiseries. La fabrique fait du bruit avec ses machines, et ceci depuis des générations. Le médecin installe son cabinet au fond du jardin et au bout d’un temps se plaint au fabricant du bruit des machines. De façon surprenante pour la morale, et un peu du point de vue du droit, les juges ont donné raison au médecin.)

 

Coase argumente que le verdict des juges est indifférent. Si les acteurs sont rationnels, l’activité qui demeurera sera celle dont la valeur économique au regard des prix de marché est la plus forte. Si la perte subie par l’hôtel est de 5 M€ alors que le profit du promoteur est de 3 M€, il y a toujours un arrangement univoque possible. Soit le juge donne raison à l’hôtel et tout rentre dans l’ordre : l’hôtel garde ses 5 M€. Soit il tranche en faveur du promoteur, et le propriétaire de l’hôtel pourra toujours, après procès, offrir au promoteur un dédommagement compris entre 3 et 5 M€ pour le dissuader de construire. Dans les deux cas, l’immeuble ne sera pas construit. Si le gain du promoteur est de 8 M€, dans les deux cas, l’immeuble sera construit. Bien entendu, le résultat n’est pas le même pour la poche du promoteur ou de l’hôtelier, mais ceci à nouveau est indifférent pour l’affectation des ressources de l’économie. Le promoteur, plus riche du dédommagement au cas où il abandonne son projet, placera les fonds, par le même type de raisonnement, à l’usage le plus efficace pour l’utilisation des ressources collectives.

 

Pour la petite histoire, le niveau du dédommagement (au cas où le gain de la construction par le promoteur est de 3 M€) est indéterminé entre 3 et 5 M€. C’est affaire de négociation. On retrouve le cas bien connu des négociateurs en fusions et acquisitions : si la valeur stand-alone de l’entreprise A est de 100, et qu’elle est de 120 en raison des synergies de fusion avec l’entreprise B, le prix de vente de A à B sera compris entre 100 et 120, sans qu’aucune règle de marché fixe un point d’équilibre unique. L’équilibre dépendra des talents de négociation des parties, qui appliqueront ou non la bonne vieille règle du moite-moite, c’est-à-dire 110. Les économistes appellent cela un « monopole bilatéral », le vendeur ayant le monopole de la réalisation de la synergie par sa décision de vente ; et l’acheteur par sa décision d’achat.

 

Avant de chercher la petite bête à ce raisonnement, il faut voir à quel point il est dans l’ordre des choses. La construction des villes s’est toujours faite sur des millions de tels cas d’externalité négative, qui reçoivent assez souvent les bonnes solutions de marché ou des réponses réglementaires allant dans le sens de l’optimum. Il est naturel par exemple qu’il y ait des usines, des gares routières, des champs ou des élevages qui fassent du bruit, qui sentent mauvais ou qui fabriquent du CO2. Il est naturel qu’ils ne s’installent pas trop loin des populations appelées à y travailler ou à en profiter ; et que les résidents qui en subissent les dommages protestent. Qui donc a davantage de droits sur les ressources rares (air pur, silence, etc.) ? Les habitants qui souffrent du bruit, ou bien les habitants qui y travaillent ou qui en consomment les produits. Où est celui qui cause réellement le dommage dans le cas où il y a bruit ou émission nocive ? Celui qui ferme l’usine ou celui qui en maintient l’activité et l’emploi ? Dans le cas de la pollution, est-ce la génération présente, qui jouit des bénéfices à court terme de l’activité ? Ou bien les descendants, qui en subiront le coût. Quelle que soit la législation en matière d’occupation des sols ou quelque décision que prennent les juges, la construction qui triomphera sur la durée, habitat ou économique, sera sur la durée celle qui crée le plus de valeur pour la collectivité, attestée par les prix de marché. Il adviendra qu’on déménage l’usine ou l’aéroport, ou bien qu’on investisse pour leur insonorisation, ou qu’on les laisse en place… selon le gain économique qu’en retire la collectivité, quel que soit le profit individuel que tel ou tel agent retirera de la décision finalement retenue. Même chose dans l’absolu pour l’arbitrage entre générations sur l’utilisation d’une ressource rare.

 

 

QUELLES CRITIQUES FAIRE ?

 

Elles sont de trois ordres : le résultat ne prend pas en compte les coûts de transaction, l’aléa moral et les incitations.

 

Si l’accès à la justice est coûteux pour l’hôtelier, disons plus coûteux que 2 M€, il peut fort bien renoncer à son cas et laisser construire l’immeuble, en dépit de la perte de valeur pour lui et pour la collectivité. Rien ne dit non plus que la prestation judiciaire se fera au prix économique véritable de collecte de l’information sur le cas jugé. La législation peut être biaisée en faveur du résidentiel plutôt que de l’hôtellerie. Les Indiens d’Amazonie n’ont pas les moyens de faire valoir leur cas ; ou bien la communauté internationale n’a pas les moyens de les mandater pour racheter la forêt (le cas est moins risible qu’il y paraît : on parlait bien récemment encore aux Nations-Unies du paiement d’un subside mondial pour que le Brésil préserve l’espace de l’Amazonie, hypothéquant ainsi son indépendance alimentaire, au bénéfice de l’air pur de la planète ; ce qui était en contradiction flagrante du principe pollueur-payeur.). Si les victimes d’une externalité sont dispersées, le coût d’une intervention, en justice ou par transaction, devient prohibitif : on retrouve ici la logique du débat sur l’action collective ou class action que certains veulent voir instaurer en droit français. La dispersion des intérêts en jeu favorise d’ailleurs un comportement égoïste : si, par une facétie du sort, les descendants des Algonquins qui se sont vus racheter à vil prix l’île de Manhattan à l’arrivée des Européens recevaient en réparation Central Park, il est probable qu’on y verrait pousser rapidement les gratte-ciels. Autrement dit, les arrangements à la Coase sont possibles, mais entre des parties qui détiennent à peu près le même poids de négociation, comme l’hôtelier et le promoteur de l’exemple précédent. Mais pas en cas de rapport de force déséquilibré, quand ceux qui subissent le dommage sont dispersés et ne subissent chacun d’eux qu’un préjudice minime. Cette critique a été formulée en premier par Mancur Olson en 1965 dans son livre « La logique de l’action collective ». C’est à cause de leur dispersion (et de l’inconséquence de leurs édiles) que les Parisiens tolèrent d’avoir le plus mauvais service de taxis des grandes métropoles du monde : l’avantage du régime malthusien en vigueur est énorme pour le lobby des taxis et le préjudice modeste pour chaque Parisien pris individuellement. Comme le reconnaissait d’ailleurs Coase, il n’y a pas dans ce cas d’arrangement de marché possible en dehors d’une intervention de l’État. Mais l’intervention de l’État peut consister à simuler le fonctionnement d’un marché normal, comme par exemple payer sur l’argent des contribuables un dédommagement aux chauffeurs de taxis. Un exemple plus important est celui de la pollution par émission de CO2. L’État peut soit édicter des normes techniques d’émission, mettre en place une taxe au CO2 (qui incite les agents à être parcimonieux dans leurs émissions) ou enfin mettre en place un système de marché de substitution, en instaurant un système de droits à polluer négociables. On s’aperçoit à cette occasion du coût et de la difficulté à mettre sur pied un marché qui fonctionne bien : les avanies du marché européen du CO2 montrent que la route est longue !

 

L’autre cas d’invalidation est ce qu’on appelle l’aléa moral. Si moi promoteur je sais que l’hôtelier est prêt à me payer entre 3 et 5 M€ pour m’expulser du terrain que je compte acheter – et s’il existe dans ce monde un propriétaire assez sot pour me vendre le dit terrain moins que 3 M€, alors j’achèterai le terrain et ferai chanter l’hôtelier. Ne voit-on pas cela dans l’activité de R&D, dans le contexte où la législation accorde des droits de propriété intellectuelle – à mon avis très abusivement – sur toute découverte ? Beaucoup d’entreprises high-tech ont comme activité principale de déposer le maximum de brevets autour d’une possible invention uniquement pour se les faire racheter. Elles exploitent les inefficiences informationnelles, qui sont soit dit en passant créées précisément par le système de brevets. Dans un tel cas, il peut y avoir inhibition à la recherche alors que la création de droits de propriété intellectuelle était là en principe pour la favoriser !

 

Une façon simple de réduire les coûts de transaction est d’édicter une réglementation qui énonce simplement les règles du jeu (ce faisant, en escomptant que le principe démocratique, d’où procède la législation, soit une procédure efficace de choix.) Ici mon exemple serait le développement urbain autour de Roissy. On construit un aéroport éloigné de 40 km du centre de la métropole, précisément pour éviter les nuisances sonores. Le plan d’occupation des sols interdit en théorie de construire dans la zone sensible au bruit autour de l’aéroport. Mais cette règle est bien sûr érodée par les communes à l’entour qui veulent toucher de la taxe foncière et d’habitation. Au fil du temps, les villas se pressent dans la zone de bruit, achetées à bas prix en raison de la nuisance. Et quand leurs habitants sont en nombre suffisant, ils constituent des associations de défense pour attaquer l’État, l’aéroport ou les compagnies aériennes au nom de la sainte lutte contre la pollution sonore. Si elles réussissent, ces actions portent un coup très dur à la collectivité, tout en apportant aux propriétaires une plus-value importante sur leur patrimoine immobilier. Il s’agit d’une captation par des intérêts privés d’une valeur sociale créée par l’infrastructure publique. C’est manifestement un argument pour une police de l’urbanisme plus efficace, pour une nationalisation du sol autour de l’aéroport ou pour l’installation subventionnée d’une activité industrielle ou agricole qui sanctuarise le foncier aux alentours.

 

Enfin, les comportements des agents économiques dépendent évidemment de leur patrimoine. Nous disions dans l’exemple initial de l’hôtelier et du promoteur qu’il était indifférent pour l’activité économique que la justice donnât raison à l’un ou à l’autre. Mais le jugement n’est pas indifférent pour l’un ou l’autre : à qui ira la somme de 3 à 5 M€ ? Et celui sur qui tombe cette belle aubaine peut simplement s’asseoir dessus ou la flamber en dépenses improductives. Les droits de propriété comptent sur les comportements et sur le fonctionnement de l’économie !

 

Comme on le voit, il n’y a pas de réponse facile. L’État peut parfois corriger les distorsions de marché, mais au prix d’autres distorsions ; le marché le peut aussi, mais avec le même risque de distorsion. C’est tout le champ ouvert aujourd’hui à ceux qui réfléchissent aux questions de politique publique, dans un pragmatisme qui n’oppose plus sottement l’État au marché. On rassemble d’autant mieux les éléments de réponse qu’on s’imprègne de la logique coasienne, y compris pour la critiquer. Ca valait le détour.

 

Dans une perspective plus longue, la neutralité coasienne est stimulante pour envisager les rapports de force économique entre nations : les droits de propriété initiaux ne résistent pas tant que cela aux réalités économiques. Par exemple, l’Europe d’après-guerre s’est en partie reconstruite sous l’impulsion des grands groupes américains, les Ford, General Electric, IBM, etc. Soixante ans après, les actifs économiques européens sont pour l’essentiel propriété de groupes européens. La même chose s’est produite quand l’Allemagne et les États-Unis ont émergé à la fin du 19ème siècle comme les premières puissances industrielles du monde : leurs grandes entreprises ont pris la place des entreprises britanniques. Et la même chose se produira rapidement avec l’émergence de la Chine et demain de l’Inde : malgré une distribution des droits sur les actifs (dont la propriété intellectuelle) qui est aujourd’hui de façon écrasante aux mains des grands groupes occidentaux, on n’empêchera pas rapidement l’émergence de grands groupes chinois ou indiens de taille mondiale.

 

Pour confirmer dans des termes marxistes surannés le message plutôt libéral de ce billet, on peut conclure en disant que le développement des forces productives l’emporte toujours à terme sur les rapports de production (de propriété).