La nouvelle tourmente sur le marché de la dette réalimente le débat sur les CDS ou credit default swaps). (Voir la fiche technique en fin d’article à destination de ceux de nos lecteurs qui voudraient mieux connaître ce sigle recouvre.)

Passe encore, disent certains, qu’on puisse utiliser ces produits financiers comme instruments de couverture contre le risque de défaut d’une contrepartie, dette souveraine ou privée. Mais il est inacceptable, selon les mêmes, de disposer de CDS « secs », c’est-à-dire sans objet à couvrir. Cela devient de purs instruments de spéculation, sans utilité sociale. Vous achetez le CDS sans posséder l’obligation à couvrir. « Parce que ces CDS secs constituent une grande partie de l’encours de CDS en circulation, les arguments pour les bannir sont aussi solides que ceux pour bannir les cambriolages de banque », dit Wolfgang Mundchau dans une chronique inhabituellement virulente du Financial Times du 28 février 2010 : Time to outlaw naked credit default swaps.

Malgré cette virulence, les arguments en faveur de cette technique de couverture ne manquent pas. Pour l’essentiel, voir encadré, acheter un CDS « sec », c’est se donner la possibilité de vendre à découvert, de shorter, l’actif financier dont on pense que le prix va baisser. Cette possibilité rarement disponible sur les marchés financiers et jamais sur le marché des marchandises courantes (vous ne pouvez pas vendre une botte de poireaux dont vous ne disposez pas). Si la prévision se réalise et que le prix chute effectivement, le spéculateur gagne de l’argent. Les spéculateurs ne sont jamais une population très aimée, mais les spéculateurs qui deviennent riches quand les marchés chutent, c’est-à-dire quand les temps sont difficiles, sont carrément antipathiques. Ils vivent du malheur des autres. Pourtant, vendre quand on dispose d’une information ou d’une conviction que la hausse de prix ne peut pas durer, c’est transmettre au marché l’information qu’il est prudent d’arrêter d’acheter. Le spéculateur ne gagne de l’argent que quand il vend haut ce qu’il a acheté bas ; ou, à l’envers, quand il vend haut ce qu’il va racheter bas dans le futur. Acheter à bas prix fait remonter le cours ; vendre haut le fait baisser. Par conséquent, sauf exceptions, l’intervention du spéculateur est stabilisatrice (autrement, il perdrait de l’argent !).

Le hedge fund Paulson & Co impliqué (mais non mis en examen) dans la plainte de la SEC contre Goldman Sachs a fait précisément ceci, chercher par un montage complexe et détourné à vendre à découvert le marché immobilier subprime aux Etats-Unis, ceci juste avant sa chute. Les avocats de la vente à découvert, et donc des CDS secs, font valoir que si cette technique avait davantage été répandue, bien d’autres que John Paulson, faisant comme lui le constat de la surévaluation du marché immobilier américain en 2006 et 2007 mais sans moyen de prendre position à la baisse, auraient pris des positions vendeuses. Ce qui aurait calmé les prix et refroidit les investisseurs. Et peut-être évité le retournement de la mi-2007. Pouvoir facilement vendre à découvert, c’est dans la plupart des cas empêcher le marché de faire des bulles et de monter à des niveaux stratosphériques ; de la même façon que pouvoir acheter, c’est empêcher les prix de marché de tomber à la cave.

Jusqu’ici, rien de nouveau : les arguments suivent la ligne de partage habituelle entre pro- et anti-marchés. Ce blog, d’orientation libérale comme il se doit pour des directeurs financiers, prendrait donc spontanément la posture pro-marché et voterait en faveur de la généralisation des CDS « secs ».

Et pourtant quelque chose gêne ! Pour vous l’indiquer, voici un exemple hautement fictif, mais pour autant tout à fait réalisable aujourd’hui.

Imaginez que Boeing décide de baisser brutalement de 20% le prix catalogue de son futur B777. Cela force Airbus à faire de même sur son A350, futur concurrent du B777. Les marges des deux constructeurs s’effondrent. Mais auparavant, Boeing a acheté des wagons de CDS sur Airbus. En raison de l’effondrement de la rentabilité, le prix des obligations des deux constructeurs chutent et le prix de leurs CDS s’envole. Résultat : la guerre des prix affaiblit Airbus, mais pas Boeing qui aura les profits de sa position short sur Airbus. Ainsi, les CDS pourraient enrichir l’arsenal de la concurrence industrielle. Choquant ? Certainement. Illégal ? Pas forcément aujourd’hui, bien qu’on sente immédiatement qu’un devoir d’information incombe à Boeing vis-à-vis des investisseurs qui lui ont vendu les CDS. C’est ce qu’estime la SEC, autorité de contrôle des marchés financiers aux États-Unis, dans sa présente action en justice contre Goldman Sachs, qui aurait manqué à son devoir d’information auprès des investisseurs de son fonds Abacus.

Evidemment, Airbus peut immédiatement rétorquer en achetant des CDS sur Boeing, dans une sorte de barbichette qui jouerait au détriment des investisseurs (et à l’avantage des consommateurs). Ou d’ailleurs, sans aller aussi loin, Boeing, Airbus pourraient acheter des CDS sur leur propre dette s’ils doivent assumer des risques accrus !

L’exemple est extrême mais illustre la difficulté avec les CDS. Ces produits, présentés comme des instruments d’assurance financière, s’écartent du principe fondamental de l’assurance, qui est qu’on ne peut acheter une assurance qu’à titre de protection, c’est-à-dire contre un risque qu’on subirait personnellement (principe indemnitaire). Avec en corollaire l’interdiction pour l’assuré de céder son contrat d’assurance et donc de le valoriser constamment sur un marché. Pourquoi cette précaution ? Pour simplifier, elle sert à éviter les deux dangers associés depuis toujours au marché de l’assurance et présents aussi sur les marchés financiers, à savoir la sélection adverse et l’aléa moral. Il n’est pas bon de permettre au voleur de prendre une assurance sur la maison qu’il va voler ; ou au tueur à gage une assurance-vie sur son « contrat ». Quelle garantie a-t-on, sur le marché du crédit, que le risque est bien exogène, qu’il n’est pas dans l’intérêt de l’acheteur d’assurance de provoquer le risque contre lequel il se couvre, ou à tout le moins de ne rien faire contre. La question n’est pas innocente. Beaucoup de hedge funds ont fait il y a deux mois un pari assez facile à gagner : vendre la dette grecque (par achat de CDS) tout en vendant massivement l’euro. Pas besoin d’une grande liquidité sur le marché du CDS grec. Au contraire même : plus le cours des CDS montait vite (plus de 8% par an au cœur de la crise), plus montaient les doutes sur la pérennité de la zone euro, et donc plus sûrement allait baisser l’euro. Il est donc essentiel qu’il n’y ait pas d’interférence ou de manipulation entre le risque et celui qui est censé le porter. Or, sur le marché du crédit, les interférences possibles abondent comme le montre l’exemple d’Airbus et de Boeing . C’est bien pour cette raison que les assureurs prennent des précautions extrêmes quand ils structurent leurs produits d’assurance : ils souhaitent que l’assuré n’ait pas de prise importante sur le risque à assurer, qu’il cherche au contraire à le réduire au maximum, qu’ils mettent des clauses de franchise ou de partage du risque, ou des obligations de prévention, par des audits préalables, etc.. Ceci en sus, comme on l’a vu, du principe indemnitaire et de non cessibilité .

Rien de tout cela sur le marché des CDS. Dans un laps de temps inférieur à une décennie, on a mis sur le marché des produits d’assurance non indemnitaires, cessibles à tout vent, sans les précautions contractuelles qui vaudraient pour des produits de la sorte, dans la totale opacité sur les acheteurs et les vendeurs, en dehors de tout marché organisé.

Ce n’est pas nier l’utilité de ces produits de couverture, à preuve le développement gigantesque du marché. Mais niant obstinément les manifestes difficultés liées aux asymétries d’information, les CDS sont venus sans le cadre contractuel, juridique, institutionnel et réglementaire approprié. C’est cela qu’il faut corriger au plus vite.

 

Fiche technique : CDS, CDO et Abacus

Les CDS s’expliquent en deux mots à partir d’un exemple. Un contrat de CDS sur Carrefour commencera par définir le montant couvert, par exemple 10 M€, avec une protection formulée ainsi : contre le versement d’une prime, par exemple de 1,5% du montant couvert, soit 150.000 €, je toucherais 10 M€ si Carrefour fait défaut, et rien s’il ne fait pas défaut. Si jamais je possède des obligations Carrefour pour un montant de 10 M€ et que j’ai des craintes sur la solvabilité de Carrefour, il me suffira de les adosser à un CDS pour 10 M€, et je me retrouve virtuellement avec une obligation sans risque. (Pas complètement, je subis le risque de la contrepartie qui m’a vendu la protection. S’il s’agit d’une entité qui est triple A comme l’État français, j’ai donc synthétiquement en main l’équivalent d’une obligation de l’État français.)

Je peux tout autant acheter le CDS sans disposer par avance de l’obligation Carrefour. Payant simplement ma prime, je gagnerais avec mon CDS « sec » 10 M€ en cas de faillite de Carrefour. Il y a donc là un moyen extrêmement commode de se mettre à découvert de (ou shorter) Carrefour. En l’absence de CDS, le seul moyen de vendre à découvert consiste à emprunter l’obligation auprès d’un investisseur qui la détient déjà (contre un intérêt) et de lui rendre physiquement à un terme prédéterminé. Si Carrefour fait défaut, le prix de rachat à terme est tombé à zéro et je gagne la différence.

Il n’est pas facile de trouver des investisseurs prêts à vous prêter des titres et souvent le marché des prêts et emprunts de titres est souvent complètement illiquide. Le marché des CDS est un substitut commode. Mais il n’est pas non plus facile de trouver des intermédiaires prêts à vous vendre des CDS secs, sur Carrefour ou sur toute autre actif. Des contraintes réglementaires empêchent souvent de le faire ; ou encore on se heurte à la solvabilité de la contrepartie qui vend le CDS. La solution alors est de fabriquer « synthétiquement » des obligations Carrefour et de les vendre à des investisseurs. Il suffit que je constitue un fonds – appelez le Abacus – qui achète des obligations du Trésor français et qui vous vende en même temps des CDS Carrefour sur un montant couvert identique (et gagés sur la valeur des obligations du Trésor). Le fonds se financera en émettant ses obligations propres, qui sont évidemment assises sur la valeur agrégée des emprunts d’État et des CDS. L’investisseur qui achète de telles obligations aura en main l’emprunt d’État et l’obligation de payer le même montant au cas où Carrefour ferait défaut. Si Carrefour fait défaut, il perd tout ; à l’inverse il touche le coupon de l’emprunt d’État et la prime du CDS – qui n’est pas très éloignée du coupon que verserait l’obligation Carrefour : n’est-ce pas là la définition d’une obligation Carrefour ? On appelle cela un CDO pour Collateralised Debt Obligation. Le fonds fait comme si il avait lui-même émis des obligations Carrefour alors bien sûr qu’il n’est pas Carrefour.

Par une arithmétique simple :

Obligation Carrefour + CDS Carrefour = Obligation sans risque,

Et donc :

Obligation sans risque – CDS Carrefour = Obligation Carrefour « synthétique ».

A partir de là, le monde vous est ouvert : mettez à la place de l’obligation Carrefour des obligations immobilières subprime ou des tranches de fonds de titrisation subprime et vous avez le système qui a fait gagner tant d’argent au hedge fund Paulson & Co (1 Md$), et tant perdre à IKB et à RBS. L’acheteur de CDS subprime est Paulson ; le fonds émetteur des obligations synthétique subprime est Abacus ; les investisseurs malheureux sont IKB et le rehausseur de crédit ACA (qui a acheté une sorte de caution de la part d’ABN AMRO, racheté bien à tort par RBS) ; l’arrangeur de tout cela est Goldman Sachs. Cherchez le vice.