L’incitation de la loi Pacte à définir sa raison d’être et l’obligation de prendre en considération les enjeux environnementaux et sociétaux s’inscrit dans une logique vertueuse avec laquelle une majorité d’investisseurs (en tous les cas les plus déterminants pour le cours) est en plein accord. Mais pour que ce nouveau paradigme soit utile, un certain nombre de préalables doivent être remplis.

 

La finance n’est pas l’ennemie

 

Tout d’abord, il ne faut pas que la promotion de cette idée devienne un prétexte pour faire de la finance l’ennemi à combattre. Même si le rapport Notat-Sénard ne tombe pas dans ce piège, la mise en avant des parties prenantes a trop souvent comme objectif affiché de faire contrepoids à l’influence des fonds d’investissement accusés d’être court termistes. Cette approche est trompeuse, mais surtout contre-productive, allant à l’inverse de l’intérêt de la société.

Elle est trompeuse car elle est fondée avant tout sur des préjugés idéologiques qui l’utilisent  opportunément pour nourrir le discours anticapitaliste dont la vigueur a redoublé depuis la crise. Cette popularité ne la rend pas valide pour autant.

Il ne faut pas confondre la durée de détention d’une action par l’investisseur (propriétaire non pas de l’entreprise, mais d’un titre représentatif d’une promesse de risque et de rentabilité le plus souvent implicite) et la raison qui l’a poussé à l’acheter. Ce qui est essentiel, c’est que le cours reflète correctement les fondamentaux de l’entreprise, quelle que soit la durée de détention moyenne du titre. On a vu que les cours sont principalement déterminés par les investisseurs qui se préoccupent du long terme des entreprises. La « justesse » ou le « réalisme » de la valeur d’une action dépendent de la nature de son actionnariat qui repose quant à lui sur les caractéristiques et la qualité de la communication de l’entreprise. Une communication privilégiant les fondamentaux à long terme réduit la proportion des investisseurs opportunistes au profit d’investisseurs à plus long terme[1].

Les débats récurrents sur la générosité des politiques de distribution de dividendes ou sur les conséquences économiques néfastes des rachats d’actions sont tout aussi trompeurs. Faisant fi des réalités financières, les commentateurs assimilent le dividende à une rémunération de l’actionnaire, comparable à celle du salarié, alors qu’en réalité, il n’enrichit nullement son titulaire[2]. De même, on accuse les rachats d’actions de réduire l’investissement dans une logique autophage préjudiciable au développement économique et social à long terme bien que cette analyse soit démentie par toutes les études qui se sont penchées sur la question[3].

Ostraciser la finance est également un mauvais calcul. Qu’on le veuille ou non, les entreprises ne peuvent exister sans financement. Certes, il est toujours possible de recourir à l’endettement, mais seuls les actionnaires acceptent le risque de tout perdre. Par ailleurs, dès lors qu’il faut augmenter fortement et rapidement la taille de ses opérations (investissement ou acquisition transformante), le marché financier devient un outil incontournable. On peut bien sûr le récuser et privilégier les fonds de private equity, mais il faut alors accepter des exigences de rentabilité encore plus importantes et une gouvernance plus envahissante (ce qui en soit n’est pas forcément mauvais !).

Quoi qu’il en soit, il sera difficile d’attirer des capitaux à risque sans proposer une rentabilité à long terme compétitive, d’autant que les fonds ont une responsabilité fiduciaire à l’égard de leurs clients. Les bons sentiments ne doivent pas nous faire oublier la réalité économique :  il ne faut pas rejeter l’actionnaire mais lui donner satisfaction sur le long terme.

Outre la nécessité financière d’avoir des actionnaires, leur présence active a un effet bénéfique sur le management des entreprises et la transparence dont il fait preuve à l’égard du marché. Comme cela a été évoqué plus haut, le dialogue actionnarial régulier qui s’établit entre fonds et émetteurs a pour but d’inciter les entreprises à adopter des comportements vertueux tant dans le domaine de la gouvernance que dans celui de l’ESG. Certes l’impact de cet engagement dépend très largement de la séniorité et de l’expérience des équipes spécialisées des investisseurs. Mais le développement de cette pratique leur permet de gagner progressivement en maturité et en efficacité. Même si cette pression externe peut parfois être agaçante pour l’entreprise, il faut lui reconnaître quelques vertus.

Cette alliance renouvelée avec le monde de la finance est encore plus critique d’un point de vue global. Les besoins d’investissement pour la transition énergique, l’atteinte des objectifs de développement durable de l’ONU et d’une manière générale la refonte du capitalisme nécessiteront que l’on mobilise non plus des billions de dollars, mais des trillions pour reprendre l’expression de FMI[4]  à la conférence d’Addis Abeba en 2015. Or, les ressources privées se trouvent avant tout au sein des grands fonds d’investissement. Dans la mesure où ils commencent à prendre conscience des enjeux et à se mobiliser pour apporter leur contribution à un développement plus durable, il serait contreproductif de les mettre en accusation. Mieux vaut en faire des alliés que leur déclarer la guerre[5].

 

La raison d’être : un cadrage stratégique de l’entreprise

 

La deuxième condition à remplir pour que cette « révolution » de la raison d’être soit valorisée par les investisseurs est qu’elle soit révélatrice de l’avantage concurrentiel de l’entreprise.

Il n’existe pas de consensus sur ce qu’est la raison d’être et la meilleure façon de la définir et de l’exprimer. Qu’elle soit courte et pratique comme celle de Michelin[6], longue et conceptuelle comme celle d’Atos[7], il appartient à l’entreprise de la compléter, de l’expliciter et de la commenter de manière concrète afin que les investisseurs comprennent le projet de l’entreprise. Il convient d’éviter le slogan publicitaire, la formulation générique ou le charabia de consultant. Et sa sanctification dans les statuts n’est pas suffisante car son expression sera trop ramassée pour que son contenu soit totalement limpide.

Ce qui intéresse les investisseurs c’est le cadrage stratégique[8] du projet de l’entreprise qui recouvre trois dimensions :

  • le « foresight» : il s’agit de la conviction du management sur l’évolution de l’industrie, des besoins des clients, des technologies pertinentes, de la structure concurrentielle ;
  • l’« insight» : cette dimension recouvre les actifs tangibles et intangibles, humains, et matériels, les compétences clés et les ressources uniques dont disposent l’entreprise. Elle correspond pour une large part à son modèle d’affaires et à sa culture ;
  • le « cross-sight» décrit les liens d’interdépendance de l’entreprise avec son éco-système, ses partenaires et la société d’une manière générale.

La « raison d’être » doit donc être suffisamment précise pour que les investisseurs apprécient les chances de succès du projet qui leur est présenté. Comme tous les autres concepts managériaux qui s’en rapprochent d’une manière ou d’une autre (mission, vision, vocation, culture, valeurs, « purpose » etc…), il doit faire l’objet d’une explication détaillée de la part du management et s’incarner concrètement dans ses actions pour être pleinement crédible.

L’expression claire d’un cadrage stratégique n’est pas évidente. Dans bien des cas, les dirigeants n’éprouvent pas le besoin de l’énoncer car ils considèrent que ses éléments sont intuitivement ou implicitement validés dans le cadre de leur processus stratégique. Pourtant, dès lors qu’une démarche structurée est menée en vue de préciser ce cadrage, on s’aperçoit très vite de la difficulté de l’expliciter de manière logique et convaincante.

Dans la recherche d’une raison d’être opérationnelle, les entreprises seront confrontées à un défi :  celui de mener une réflexion holistique au sein d’organisations souvent dominées par des silos et dans lesquelles la capacité de se projeter dans l’avenir et d’imaginer la façon dont l’entreprise va créer de la valeur à long terme est limitée.

L’élaboration d’un rapport intégré est un moyen de commencer ce processus de réflexion. Imaginé par l’IIRC, ce rapport a pour objectif d’expliquer de manière holistique le projet de l’entreprise. Il s’appuie sur une réflexion intégrée préalable qui consiste à identifier les principaux mécanismes de création de valeur à long terme (vision stratégique, organisation et gouvernance, ressources stratégiques et modèle d’affaires) et à en préciser l’articulation et la mise en œuvre (liens entre la stratégie ESG et la stratégie générale, allocation du capital) et les résultats attendus en termes d’avantages concurrentiels, d’opportunités et de risques.

La complexité de cette réflexion n’est pas la seule difficulté à laquelle sont confrontées les entreprises qui se lancent dans cette démarche. Elles doivent également mettre en place une organisation et des systèmes de reporting qui leur permettent de suivre les progrès de leur stratégies en privilégiant les indicateurs prospectifs (avancés) aux indicateurs historiques  (retardés).

L’identification et la quantification des liens qui existent entre les performances extra-financières et la valeur à long terme est un sujet complexe qui doit être également traité. A cet égard, les entreprises s’inspireront utilement des avancées réalisées par les investisseurs dans leurs travaux d’intégration ESG. Il est important qu’un fossé ne se crée pas entre la sophistication du monde de la finance et la pratique des entreprises. Un rapport récent de PwC[9] souligne que, même lorsque les entreprises ont une histoire robuste à raconter à leurs investisseurs, les informations transmises restent trop insuffisantes pour permettre à ces derniers de comprendre et d’analyser les performances.

 

Le rôle clé du conseil d’administration

 

La troisième condition du succès de cette nouvelle philosophie, probablement la plus importante, est relative à la pièce centrale de la gouvernance : le conseil d’administration. C’est en effet aux administrateurs de définir ou, au minimum, de valider le cadrage stratégique de l’entreprise matérialisée dans un rapport intégré[10] et, le cas échéant, de le synthétiser dans une « raison d’être » présentée à l’assemblée générale si la société décide de la mettre dans ses statuts. En définissant un intérêt social élargi et en créant ce concept de « raison d’être » qui devra au minimum s’exprimer dans un cadrage stratégique, la loi PACTE renforce la responsabilité du conseil dans la détermination de la stratégie.

Or, cette compétence essentielle lui échappe souvent. Dans une enquête réalisée par McKinsey, 10% seulement des administrateurs interrogés reconnaissent comprendre pleinement la dynamique de leur industrie et 21% considèrent avoir une compréhension complète de la stratégie de leur société[11]. La frustration qui en résulte est parfois exprimée (certes avec beaucoup de diplomatie) dans les conclusions des évaluations des conseils qui sont retranscrites dans les documents de référence.

Opérationnaliser le concept de « raison d’être » suppose que le conseil devienne une véritable instance d’arbitrage entre le court et le long terme, entre les différentes parties prenantes et les investisseurs, instance qui devra s’assurer de la pérennité de l’avantage concurrentiel et de la résilience du modèle d’affaires et démontrer qu’au bout du compte, l’entreprise crée de la valeur pour ses actionnaires patients.

Son indépendance à l’égard du management doit également s’affirmer car en noyant l’intérêt de l’actionnaire dans un bouquet d’objectifs laissés à la discrétion des organes sociaux de l’entreprise, on renforce la probabilité d’occurrence de conflits d’agence. Les investisseurs examineront avec attention la capacité du conseil à s’assurer qu’au bout du compte, ils ne soient pas oubliés ou négligés.

Plusieurs questions devront donc être examinées par les conseils qui souhaitent pleinement incarner ce que les anglo-saxons appellent « the tone at the top » :

  • La compétence des administrateurs et donc la composition des conseils pour mener une réflexion stratégique autonome sur les défis stratégiques futurs et leurs conséquences en terme de création de valeur. C’est une question de structure qu’il est complexe de régler rapidement car on ne change pas facilement un conseil. Il faut essayer de mettre en place un rafraichissement régulier des conseils pour bien les adapter aux modifications stratégiques inéluctables que leurs entreprises connaitront.
  • Les modalités de leur information et de leur prise de décision. Les dysfonctionnements des conseils sont fréquents et la science comportementale offre des grilles de lecture mais aussi des solutions organisationnelles ou procédurales utiles. Des techniques[12] permettant d’éviter autant que faire se peut les biais comportementaux classiques doivent être utilisées (pre-mortem, avocat du diable, proposition d’options systématiques, experts, routines de remises en cause du statu quo, etc…) ;
  • L’étendue des enjeux sur lesquels ils doivent impérativement se positionner. Le champ « officiel » des compétences des conseils est considérable. Ils ne peuvent pas tout assumer. Il convient donc qu’ils choisissent leurs combats en réservant leur énergie et leur temps aux questions les plus essentielles. Pour les actionnaires, c’est au minimum le cadrage stratégique, la gestion des risques et l’allocation du capital.

Chaque conseil devrait donc s’interroger sur la nature et les modalités de la gouvernance qu’il souhaite mettre en place. La governance story de l’entreprise est aussi importante à expliquer aux investisseurs que son equity story. Le « G » de l’ESG devrait venir en tête de l’acronyme car c’est de lui dont dépend la prise en compte efficace et juste des dimensions sociales, environnementale et sociétales de l’entreprise.

De leur côté, les investisseurs doivent continuer à progresser dans l’intégration ESG à la fois dans leurs décisions d’investissement et dans l’analyse des résolutions qui leur sont présentées aux assemblées générales. Tous les fonds mettent en place des équipes importantes de spécialistes ESG et de gouvernance sans compter les ingénieurs informatiques ou les spécialistes de la finance quantitatives qui s’attachent à intégrer ces dimensions extra-financières dans leurs modèles.

La rentabilisation de ces équipes n’est pas évidente. Différentes approches destinées à optimiser l’engagement (mutualisation des ressources, délégation d’engagement, recrutement d’intermédiaires spécialisés, utilisation de plateformes communes de coordination, sélectivité des engagements, etc…) sont testées. Le risque est que des processus mécaniques (notations, exploitation de données non structurées dans des modèles d’intelligence artificielle) ou intermédiées (recours à des conseils en vote) soient privilégiées au détriment d’approches plus personnalisées qui permettraient de prendre en compte la spécificité de chaque entreprise.

La légitimité des investisseurs sur ces questions dépend de la cohérence de leur engagement. Si l’on part du principe que la gouvernance et la stratégie sont des éléments clés de l’avantage concurrentiel et que celui-ci est par définition unique, spécifique à l’entreprise, le recours à des analyses mécaniques ou standardisées est sans fondement. La crédibilité des investisseurs passe par un engagement réellement personnalisé et leur capacité à prendre des décisions (de vote et d’investissement) faisant fi des « bonnes pratiques » ou des recettes politiquement correctes.

 

 

[1] Integrated Reporting and Investor Clientele,  Serafeim, George, Journal of Applied Corporate Finance, Volume 27, Number 2. Spring 2015.

[2] Finance d’Entreprise 2019, Pierre Vernimmen, Pascal Quiry, Yann Le Fur, Dalloz 2018  

[3] Le rachat d’actions: oui, sous conditions, Jean-Florent Rérolle, La revue Analyse financière n°71 – Avril – Mai – Juin 2019

[4] From Billions to Trillions: Transforming Development Finance Post-2015 Financing for Development: Multilateral Development Finance, IMF, 2 April 2015.

[5] Money Honnie: Et si la finance sauvait le monde ?, Bertrand Badré, Débats Publics éditions, 2016.

[6] « offrir à chacun la meilleure façon d’avancer »

[7] « La raison d’être d’Atos est de contribuer à façonner l’espace informationnel. Avec ses compétences et ses services, le groupe supporte le développement de la connaissance, de l’éducation et de la recherche dans une approche pluriculturelle et contribue au développement de l’excellence scientifique et technologique. Partout dans le monde, Atos permet à ses clients et à ses collaborateurs, et plus généralement au plus grand nombre, de vivre, travailler et progresser durablement et en toute confiance dans l’espace informationnel ».

[8] Beyond Competitive Advantage: How to Solve the Puzzle of Sustaining Growth While Creating Value, Todd Zenger, HBR Press,2016.

[9] Mind the gap: the continued divide between investors and corporates on ESG, PwC, 2019.

[10] Le conseil d’administration et le reporting intégré, IFA, 2017.

[11] Tapping the strategic potential of boards, Chinta Bhagat, Martin Hirt, et Conor Kehoe, McKinsey février 2013.

[12] Réapprendre à décider: Et si choisir les stratégies gagnantes était un vrai sport d’équipe… Olivier Sibony, Edition Débats Publics,  2015.

 

Cet article a été publié sur Vox-Fi le 11 juin 2019.