Californie, quand les SDF côtoient les multimillionnaires de la tech
Marc Benioff, président et CEO de Salesforce, la grande « tech » californienne dans les logiciels d’entreprise, écrit dans le New-York Times une tribune presque poignante où il décrit l’évolution de sa ville de toujours, San Francisco. Le mieux est de le citer :
Ma ville natale, San Francisco, et la région de la Baie, compte le troisième plus grand nombre de milliardaires de la planète. Le loyer moyen des appartements d’une chambre à coucher est de 3 300 $ et le prix médian des logements est de 1,6 M$. Je suis un San Franciscain de quatrième génération et, bien qu’il y ait toujours eu des sans-abri, je n’ai jamais rien vu de pire. Des familles avec enfants vivent dans des voitures et ou dans des refuges d’urgence pour sans-abri. Il y a des campements dans les parcs de la ville. Les trottoirs sont parsemés d’aiguilles d’héroïne et d’excréments humains. […] Un spécialiste des maladies infectieuses de l’Université de Berkeley a découvert que certaines parties de la ville sont plus insalubres que les bidonvilles de certains pays en développement.
Cela concerne San Francisco, mais à un degré à peine moindre Los Angeles et d’autres grandes villes de Californie.
Or, il y a en Californie deux réponses législatives en cours face à ce problème.
La première, soutenue très activement par Benioff et par sa société Salesforce, s’appelle la Proposition C, à savoir une taxe de 0,5% sur le chiffre d’affaires de toute société dont les ventes sur la région de San Francisco dépasse 50 M$. Les fonds recueillis, estimés à 300 M$, seront directement fléchés sur l’aide au logement des sans-abri. Lors d’un référendum auprès de la population, la proposition a reçu une approbation de 60% des électeurs. À ce jour, elle n’est pas encore rentrée en force, les obstacles juridiques étant nombreux sur sa route.
La seconde réponse est illustrée par ce graphique, tiré du blog urbanfootprint, dont on admirera les très belles cartes.
Il offre une vue plongeante sur Los Angeles, avec une caractéristique propre à beaucoup de villes californiennes : en raison de règlements très restrictifs en matière d’urbanisme, les constructions y sont peu élevées. Le mode d’habitat dominant est le bungalow à un niveau. Et à peine plus à San Francisco. Soit au total un COS (coefficient d’occupation des sols) très bas et une hauteur de construction très réduite.
D’où la seconde proposition législative, la Bill 50 portée par un sénateur de l’État de Californie, consistant à accroitre le COS dans certaines zones des villes de Californie et à accroître la hauteur constructible. Cela donnerait par exemple, dit la loi :
« Pour les parcelles situées à moins de ¼ de mile d’une gare, la hauteur maximale passerait à 55 pieds (19 m), le COS à 3,25 et les limites de densité et les minimums de stationnement supprimés. » Ces chiffres sont resp. de 45 pieds et 2,5 entre ½ et ¼ de mile.
La loi va poursuivre son parcours du combattant, bien qu’elle soit au total remarquablement modeste. La modestie apparaît à l’examen des cartes que montre le site mentionné. Et l’on comprend pourquoi. On se doute que toute personne, donc tout électeur, qui a la chance de disposer de son bungalow répugne à voir s’édifier des bâtiments de grande hauteur à côté de chez elle, plus encore à se voir expulsée. Il y a dans cette seconde voie de résolution du problème de quoi faire sauter une dizaine de gouvernement de l’État, pour reprendre la célèbre expression de Michel Rocard.
On est tentés de tirer de ces deux tentatives une leçon. La première proposition soigne le symptôme (les sans-logis) mais pas le mal (la rareté de l’offre immobilière et foncière, et donc un habitat conduisant à des prix hors normes). Les habitants la soutiennent fortement (mais probablement pas les sociétés qui vont payer la taxe). La seconde tente à tout petits pas d’adresser la question de fond, qui est précisément la rareté de l’offre, mais aura fort à faire face aux associations de résidents qui veulent naturellement préserver leur cadre de vie à eux, même au prix de la qualité de vie collective.
À présent, si l’on voulait quitter la Californie un instant, on trouverait sans doute d’autres métropoles dans le monde où un même diagnostic pourrait être porté. Tiens ! la Région parisienne, Ça rappelle rien ?
Cela conforte cette vieille loi en matière d’urbanisme : recomposer une ville est avant tout un acte dictatorial. Pour le bien, comme on s’aperçoit finalement que l’a fait le baron Haussmann sous la férule de Napoléon III ; pour le mal, comme Ceaucescu pour Budapest ou les dirigeants chinois pour quantité de quartiers de Pékin et Shanghai, disparus à jamais. Point de démocratie ici, en tout cas de démocratie locale, et en étant vraiment patient.