Cannabis: en reprendre le contrôle, en quatre graphiques
Moins addictif que le tabac ou l’alcool, l’usage récréatif du cannabis est néanmoins dangereux pour la santé, à coup sûr pour les jeunes : y a-t-il alors un moyen plus efficace d’en contrôler la consommation ? Sa distribution est dangereuse pour la sécurité : y a-t-il un moyen de faire que cette consommation ne profite pas aux trafiquants ? Les économistes se sont emparés de cette double question. Pour la France, un récent rapport du CAE (voir [1]) fait une synthèse de bonne qualité de la question. Il a été trop peu lu par le corps politique.
Au risque de n’intéresser que la partie la plus « polarde » des bons lecteurs de Telos, on présente ici l’essentiel de l’argument des économistes sous la forme d’une série de graphiques, qu’on espère simples à la lecture. Bien que sommaires, ils aident à peser le pour et le contre des trois instruments de politique publique à disposition des autorités pour limiter la consommation de cannabis et ses dommages de santé : 1- la répression, comme le fait par exemple aujourd’hui la France qui criminalise la distribution et la consommation, avec un succès d’ailleurs mitigé quand on voit que le pays combine la répression la plus forte et la consommation la plus élevée des pays européens ; 2- la sensibilisation, notamment de la jeunesse, ce que font la plupart des pays et 3- la prise en main du marché par les autorités publiques sur un mode analogue à ce qui est fait pour le tabac et ce que certains pays comme le Canada ou certains états fédérés des États-Unis expérimentent aujourd’hui.
Il faut d’abord se persuader que, bien qu’illicites, la distribution et la consommation de cannabis obéissent largement aux règles habituelles d’un marché. Il y a en particulier une offre, tenue aujourd’hui par les réseaux mafieux, qui, entre beaucoup d’autres choses, dépend du prix : plus celui-ci est élevé, plus il est payant de se faire revendeur et d’affronter les forts risques qui vont avec. On le voit sur la courbe bleue, croissante, du graphique 1. Il y a pareillement une demande de cannabis (courbe orange) qui dépend du prix, là aussi entre beaucoup d’autres choses. Plus le cannabis est cher, moins le consommateur en achètera. On note que cette « courbe de demande » est très pentue : l’effet addictif du cannabis rend la consommation moins sensible au prix que d’autres biens récréatifs.
L’équilibre du marché s’obtient quand la demande rencontre l’offre. Ici, au point E1 du graphique, le prix d’équilibre est de 6€ le gramme et la demande de 300 tonnes, deux chiffres qui correspondent à peu près à ce que les spécialistes estiment être le prix moyen et le volume consommé en France (voir [2]). En gros, le revenu des trafiquants est donc de 6€ fois 300 tonnes, soit 1,8 Md€, zone en jaune du graphique. Ce chiffre est aussi le budget que consacrent au cannabis ses usagers, surtout les jeunes, en toute illégalité et hors toute fiscalité.
Imaginons alors, première politique, un renfort des forces de police et de justice s’attaquant aux réseaux de trafiquants. Le graphique 2 donne une image assez réaliste de ce qui va se passer.
La répression accrue voudra dire hausse du risque pour les trafiquants. À quantité vendue identique, le trafiquant voudra recevoir un prix plus élevé. Ou encore, à prix donné du cannabis, le trafiquant en vendra moins parce que le jeu en vaut moins la chandelle. C’est ce que raconte la courbe bleue en pointillés du graphique : elle se déplace vers la gauche. Si par exemple, le prix devait rester de 6€, beaucoup de trafiquants quitteraient le marché et les ventes tomberaient à disons 100 tonnes.
La courbe de demande quant à elle reste inchangée si on suppose que la politique répressive ne cible pas davantage l’acte de consommation. La nouvelle offre rencontre donc la demande au prix sur le point E2 du graphique, qui (par exemple) fera passer le prix à 8€ pour une consommation réduite à 250 tonnes.
Que faut-il constater ? D’abord, une baisse de la consommation de 300 à 250 tonnes : l’objectif de santé publique est à ce titre en partie atteint. Par contre, la hausse de prix est relativement plus forte que la baisse de la consommation puisque celui-ci passe de 6 à 8€, en raison de la relative insensibilité de la demande à la hausse de prix. Le revenu des trafiquants passe donc de 1,8 à 2 Md€ (8€ x 250 tonnes). Une politique uniquement répressive atteint son but en matière de réduction de la consommation, mais se heurte au paradoxe qu’elle a une bonne chance de ne pas affecter le revenu des trafiquants, voire de l’augmenter.
Entre temps, cette politique est coûteuse. On estime aujourd’hui que le coût en France de la répression est de l’ordre de 600 M€ s’agissant des forces de police, et atteint 900 M€ si on ajoute les coûts du système judiciaire et carcéral. L’État investit, certes vertueusement du point de vue de la santé publique, mais avec un coût très élevé qui enrichit les trafiquants et distrait les forces de police d’autres affectations.
Sensibilisation: la meilleure politique… si elle pouvait marcher
La sensibilisation de la jeunesse sur les dommages de santé et de sécurité est bien sûr moins coûteuse. Le graphique 3 montre que dans l’idéal, c’est-à-dire si les jeunes étaient sensibles à cet effort d’éducation, elle serait de loin la meilleure politique. Ici, c’est sur la courbe de demande que porte l’effort : on cherche tout simplement à dissuader les jeunes de consommer. Si les arguments sont écoutés, les jeunes iront réduire leur consommation, mais celle-ci reste bien sûr sensible au prix. Si le prix s’ajuste fortement à la baisse, ils risquent quand même d’en rester à leur consommation antérieure. D’un point de vue visuel, la courbe de demande se déplace vers la gauche, ce que montre la droite en pointillés orange du graphique. On observe ici, sur le nouvel équilibre E3 du graphique, à la fois une baisse de prix (les consommateurs étant plus réticents) et une baisse de la demande. La surface bleutée du graphique donne le nouveau revenu brut des trafiquants : au prix de 5€ le gramme et pour une consommation de 250 tonnes, il s’établit à 1,25 Md€, soit une belle chute de revenu pour eux. C’est l’idéal.
Cela fait toutefois des années que des actions de sensibilisation sont conduites sans avoir, selon les statistiques tant policières que d’enquêtes, un effet significatif sur la demande. Il y a dans la consommation des jeunes et des moins jeunes un facteur d’identification et de distinction par rapport aux normes en vigueur qui les rend peu sensibles au discours de modération, voire les pousse à la réaction inverse.
C’est là que vient la suggestion que font les économistes de ce qu’on appelle improprement une libéralisation, alors qu’elle est à l’inverse une prise en main par les autorités de l’offre du marché, un peu à l’égal de ce qui se fait pour d’autres consommations nocives comme l’alcool, le tabac ou, dans un autre ordre de choses, le jeu. Les pouvoirs publics s’arrogent le monopole de la fourniture de cannabis, en choisissant et contrôlant les lieux d’achat du cannabis ; ils ne criminalisent plus la consommation, tout en continuant, à l’égal de l’alcool, de l’interdire aux jeunes. Ils peuvent directement fixer le prix de vente ou, comme pour le tabac, fixer une taxe unitaire sur le gramme de cannabis.
C’est ce que représente le graphique 4. L’État fixera le prix à disons 9€, alors que le prix de marché illicite est à 6€. Comment réagit le consommateur ? Continuera-t-il à s’approvisionner à 6€ sur un marché parallèle douteux et parfois dangereux pour une marchandise à la qualité elle-même douteuse ? Ou préfèrera-t-il acheter 9€ sur un marché légalisé et sécurisé, même si, à ce prix, il n’est malheureusement pas exclu qu’il le fasse en plus grande quantité, en raison d’une sécurité sanitaire et d’un confort incomparables ? Dans notre graphique, la courbe de demande se déplace cette fois-ci vers la droite et le nouvel équilibre du marché, au prix fixé de 9€, advient pour des ventes de cannabis de 280 tonnes. L’étude citée du CAE, qui elle-même s’appuie sur différentes données d’enquête, indique que ce prix de 9€ peut assez probablement évincer une très grosse part des ventes illicites. L’État pourrait d’ailleurs commencer par un prix plus bas pour mieux assurer la sortie du gros des trafiquants. Si le prix est trop haut, on reverra une certaine contrebande, comme on le voit apparaître pour le tabac. Si le prix est trop bas, on se prive de l’objectif de réduire la consommation de cannabis.
Le graphique montre ici une légère réduction de la consommation à 280 tonnes en laissant ouverte, faute de données issues de l’expérience, la question de savoir s’il y aura une baisse ou une légère hausse. La réponse tient probablement au montant d’effort répressif qui se maintiendra sur le trafic résiduel. Il reste donc des sujets importants d’ajustement dans toute politique de décriminalisation contrôlée de la consommation. Mais un argument de poids se lit sur le graphique dans sa partie colorée en vert : il s’agit du revenu brut (c’est-à-dire avant les coûts rattachés) qui va dans les caisses de l’État et qui échappe aux malfrats. Si l’on en croit le graphique, il s’élève à plus de 2,5 Md€.
Il y a en outre un effet favorable à cette asphyxie des trafiquants. Ces derniers jouissent en effet de ce qu’on appelle des synergies de distribution : ils se servent de leurs réseaux bien implantés pour distribuer d’autres produits autrement dangereux pour la santé. Le cannabis est souvent pour eux un produit d’appel vers des drogues plus dures. C’est d’autant plus regrettable que les études épidémiologiques montrent que l’addiction au cannabis n’est pas en soi un marchepied vers des addictions plus fortes et plus dangereuses.
Reste toujours, et légitimement, une vraie réticence chez beaucoup à ce que l’État, prenant en main cette distribution, confie à des mécanismes de marché, même étroitement contrôlés, la fourniture de produits dangereux. Tout ne peut pas être vendu, dira-t-on. L’État n’a pas à se substituer aux trafiquants. Deux considérations ici. La première pour distinguer absolument marché nocif et marché répugnant, comme pourrait l’être un marché du droit de vote, ou un trafic d’esclaves ou d’organes. Vendre de façon contrôlée du tabac ou du cannabis n’est pas de même nature. La seconde est plus empirique : personne, sauf quelques esprits égarés, irait penser qu’une distribution analogue à celle du tabac conviendrait à une drogue comme l’héroïne ou certains nouveaux produits de synthèse, beaucoup plus dangereux. Les Chinois en ont su quelque chose au 19ème siècle, après avoir perdu la guerre de l’opium face aux marchands anglais aidés de l’armée britannique. Ou les Américains qui ont expérimenté récemment un marché quasi-ouvert des opioïdes, en raison d’une défaillance complète du système sanitaire et des conduites criminelles de certains groupes pharmaceutiques. Le cannabis reste après tout, si les jeunes s’en tiennent à l’écart, peu dangereux et peu addictif. Il n’a pas à être mis dans le même sac.
[1] Auriol, Emmanuelle et Pierre-Yves Geoffard « Cannabis : comment reprendre le contrôle ? », Les notes du conseil d’analyse économique, n° 52, juin 2019
[2] Kopp, Pierre, « Le coût social des drogues en France », Note 2015-04, Observatoire français des drogues et des toxicomanies.
Cet article a été initialement publié par Telos le 16 janvier 2020. Il est repris par Vox-Fi avec due autorisation.