La crise oblige à gérer le cash avec la plus extrême prudence. Les directeurs financiers s’en aperçoivent. Dans les vibrantes années passées, peu importait au fond de rester « un pied en l’air » dans son financement : tant que son entreprise restait solvable – et qui ne l’était ? – il était possible à tout moment de refinancer le bilan. On pouvait privilégier un endettement à court terme, le seul motif à s’endetter long n’étant pas le risque de liquidité, mais celui de marché, pour profiter de taux d’intérêt jugés bas.

Beaucoup moins vrai à présent ! Un défaut de liquidité (c’est-à-dire, nous rappellent les manuels, des exigibilités court terme qui dépassent la trésorerie ; ou encore un fonds de roulement inférieur aux actifs immobilisés ou circulants) peut mettre l’entreprise par terre, et aujourd’hui même si elle est solvable.

Il est probable que la tension sur la liquidité s’estompera dans les mois à venir. Mais il n’est pas certain qu’on revienne de sitôt aux années heureuses de l’avant-crise (quel nom leur donnera-t-on ? la Belle Epoque ? le Gilded Age ?), avec des marchés financiers de dette profonds, diversifiés et innovateurs. Aussi est-il utile d’esquisser quelques reconfigurations possibles au cas où l’on revivrait, comme entre les années 30 et les années 70 – et 80 en France –, une période de retrait ou une « répression financière », selon le nom que lui donnent certains économistes. Un exercice de finance-fiction, en quelque sorte.

D’abord, l’autofinancement, mot qu’on avait presqu’oublié, redeviendrait la clé de la stratégie financière des entreprises. Il sera moins question de distribuer le résultat sous forme de dividendes ou d’intérêt d’emprunts (avec l’idée qu’il est facile de le mobiliser sur les marchés et qu’une rétention excessive ne fait que favoriser le management au détriment des bailleurs de fonds). Il y aura une importance accrue du lien avec les banques, dans une réintermédiation du crédit, et à nouveau avec les débats sur les avantages comparés de la multi-bancarité ou du lien privilégié avec une ou deux banques, dans une relation de confiance à long terme. Du côté des banques, on verrait réapparaître la notion de crédit syndiqué, bien commode pour aligner les intérêts des banques et gérer efficacement les crises de trésorerie, bien commode aussi pour monter les marges.

Pour toutes les entreprises, une réflexion s’imposera sur les « coussins » à incorporer davantage dans le modèle de croissance, maintenant qu’il est acquis qu’il existe des cycles économiques violents : coussins de fonds propres en premier lieu, comme police d’assurance tout risque et donc moindre levier sur le bilan ; coussins opérationnels, avec une réduction du « juste à temps » dans la gestion des stocks ou du BFR ; diversification plus grande des activités…

Pour les grands groupes, on verrait renaître l’intérêt pour un « marché interne du capital » où les flux de trésorerie des filiales sont mis en pool pour servir les besoins de filiales en déficit. Et donc une place moindre à la finance externe, où on va chercher les fonds, dette ou fonds propres, au hasard des opportunités. Les financements structurés, logés sur une filiale ou un projet, auront tendance à comporter un recours sur la maison-mère, ce qui enlève son sens à l’adjectif « structuré ».

Les structures capitalistes pourraient elles-aussi revenir en arrière, vers ce qu’on ce qu’on avait oublié sous la pression de la rhétorique de la « valeur actionnariale ». Ainsi le private equity. L’efficacité de ce mode de contrôle du capital vient de deux choses, comme on le sait bien : des actionnaires « activistes » et fortement imbriqués avec le management ; et un recours important à une dette, comme contrainte créatrice pour surveiller la génération de cash-flow. Ceci conduit à une organisation en silos, chaque entreprise détenue étant autonome d’un point de vue financier, sans mutualisation du cash. On voit maintenant que ce choix de gestion reposait largement sur des marchés de la dette sophistiqués et toujours liquides. On fait ici la conjecture d’une renaissance des conglomérats, selon la mode oubliée en France des Compagnies de Navigation Mixte ou des Générale des Eaux, conservant l’activisme actionnarial, mais campés sur un marché interne du capital efficace. Dans ce scénario de finance-fiction, les temps seraient à nouveau aux groupes diversifiés, ne gardant des filiales juridiquement autonomes que pour la prime de responsabilité limitée qu’un tel choix offre si une activité est en difficulté. Bien sûr, les groupes de private equity sont devenus puissants et ne quitteront pas la scène facilement. Mais ils pourraient se transformer en sociétés de capitaux, la société de gestion et les fonds gérés fusionnant pour se transformer en tête de groupe. A suivre à cet égard l’évolution récente de KKR ou Gladstone aux Etats-Unis ou de Wendel en France.
Eh oui ! la crise est loin d’être anodine.

François Meunier