Sur la façon dont l’ordre juridique, dans le système capitaliste, prend en charge les projets industriels. Historiquement et de façon dominante, ils sont abrités sous le chapeau juridique de la société anonyme, dont un des traits importants est que le capital, c’est-à-dire l’apport en fonds propres des partenaires, y est « fermé » (close-end). Le nombre des actions ou des parts est fixe. Ceux qui les portent ne peuvent pas retirer à leur gré leur argent du projet ou de l’entreprise. S’ils souhaitent la liquidité, ils revendent leurs actions à des tiers, par exemple en bourse si la société est cotée ; ou alors, sous réserve d’un formalisme assez lourd, ils font en sorte que l’entreprise ou le projet distribuent un dividende ou rachètent une partie du capital, ceci dans des limites encadrées par la loi. Autrement dit, par cette « fermeture » du capital, l’entreprise bénéficie d’une garantie de maintien de son financement, qui la rend en principe capable d’une vision sur la durée, au-delà des aléas de la conjoncture, de ses marchés et de ses sources de financement. Qu’elle en use à bon escient est un sujet en soi, mais voici en tout cas une garantie bien utile dans les situations de récession ou de stress financier. Et ce qui vaut pour les fonds propres vaut pour son financement par emprunts : les dettes ne sont remboursables qu’au terme contractuel, et non bien-sûr à la discrétion du prêteur.

Or, il en va tout autrement pour les « entreprises » qui détiennent, à des fins d’épargne et de gestion patrimoniale, les actifs financiers de l’économie. La forme juridique qui s’est progressivement affirmée comme dominante depuis l’après-guerre est celle de l’« organisme de placement collectif » (OPC), dit plus commodément « fonds d’investissement ». Elle a pour caractéristique première d’être à capital ouvert ou variable (open-end). En pratique pour la France, cela recouvre principalement les SICAV (qui sont des sociétés à capital variable émettant des actions) et la famille des FCP (où les investisseurs n’ont pas le statut d’actionnaires), une distinction qui est d’importance mineure au regard de celle concernant l’ouverture ou pas du capital.

Capital variable veut dire que l’investisseur a comme contrepartie le fonds lui-même quand il souhaite acheter ou vendre des parts. Et ceci à sa demande. La valeur de la part est contractuellement la valeur au bilan des actifs détenus par le fonds. Si je vends une part du FCP, le gérant du FCP doit vendre, c’est-à-dire rendre liquide, la proportion d’actifs qui convient pour être en mesure de me racheter cette part.

Si les actifs sont très liquides (bons du trésor, comptes courants bancaires, etc.), aucun problème à cela : le rachat de part et la vente correspondante d’actifs détenus par le fonds est immédiate. C’est ce qui a permis le fantastique développement des fonds à capital variable, qui rendent deux immenses services à l’investisseur : la possibilité de diversification et la liquidité du patrimoine.

Mais si les actifs sont moins liquides, que ce soit par nature (l’immobilier par exemple, les actifs financiers de pays émergents, les obligations corporate, les actions d’entreprises non cotées, etc.) ou en raison d’un retournement de marché, la gestion de la liquidité n’est plus si naturelle. Le fonds doit disposer d’un volant de liquidité pour satisfaire les sorties immédiates et doit s’arranger pour un équilibre entre les entrées et les sorties pour ne pas avoir à céder, dans des conditions de marché inconnues, les actifs essentiels qu’il détient.

En cas de stress financier important, le mécanisme peut s’enrayer, et les sorties peuvent devenir soudaines et importantes. Le fonds aura épuisé ses réserves de trésorerie et devra céder ses actifs essentiels. Et il ne pourra plus le faire au prorata de la composition de son portefeuille : il vendra les actifs par ordre de liquidité décroissante. Et les premiers à être vendus sont ceux dont le prix décalera à la baisse le moins possible suite à la cession. (On voit ici l’intime relation qu’il y a entre la liquidité entendue comme l’assurance d’une continuité dans le financement, et la liquidité entendue comme le fait de pouvoir acheter ou vendre sans faire décaler trop fortement le prix.) En conséquence, la composition du portefeuille est altérée, avec l’effet pervers que les porteurs de parts qui choisissent de rester, peut-être parce qu’ils croient dans la gestion et le projet du fonds, se retrouvent détenir des actifs dont la liquidité moyenne s’est dégradée, c’est-à-dire dont le prix en cas de vente subit la plus forte baisse par rapport au prix de marché antérieur. Il y a ce qu’on appelle une « dilution » (perte patrimoniale) des porteurs de parts qui ont bien voulu rester dans le fonds. On voit ici le caractère instable du processus : plus les investisseurs sortent, plus les actifs résiduels perdent de la valeur, et plus le fonds ne peut les rendre liquides qu’en les bradant. Il y a donc prime à celui qui part en premier, ce qu’on appelle le privilège du premier sortant (first-mover advantage), qui explique exactement le mécanisme qu’on appelle une ruée, terme qui s’applique tout autant aux banques (ruées bancaires ou bank runs)[1]. Si on crie au feu dans la discothèque, je préfère, et je sais que tout le monde préfère, ne pas être le dernier à passer la porte.

La forme juridique de capital variable est donc porteuse d’ambiguïté. Elle apporte à l’investisseur un remarquable service de liquidité dans les temps normaux, mais au prix d’un manque de stabilité dans le financement, et donc d’un risque de liquidité, assumés cette fois-ci pour le gérant du fonds ou le porteur du projet. Elle est donc avant tout adaptée à la gestion de portefeuille pour des actifs financiers liquides voire très liquides, dont la gestion n’implique pas d’enjeu stratégique. Enfin, en cas de stress financier, elle comporte un risque de dilution pour les investisseurs, et au-delà un risque de crise financière.

[1] Les banques sont des sociétés à capital fermé, mais par contre leur financement par dette (les dépôts bancaires) est particulièrement liquide. En cas de méfiance sur la liquidité de la banque, les gens retirent leurs fonds, la banque doit réaliser ses actifs comme elle le peut, le plus souvent à perte. Pour une banque, la crise de liquidité est une crise de solvabilité.

 

Cet article a été publié sur Vox-Fi le 21 novembre 2016 et le 28 mars 2017.

La seconde (et dernière) partie sera publiée le 24 décembre 2019.