Coupable, le coût du capital ? Une réponse à Daniel Valot
Chacun en prend pour son grade en ce moment, dans le grand déballage post-crise financière. Où sont les coupables ? On avait déjà attrapé les banques, les régulateurs, les marchés financiers, les agences de notation, etc. Voilà que dans La Tribune du 3 juillet (« En finir avec les rendements fous du dieu Marché »), Daniel Valot rajoute le « coût du capital » des entreprises, que la pratique financière courante pensait calculer de façon raisonnable en faisant tout simplement la moyenne du coût de la dette et du coût des fonds propres. Pas du tout, nous dit M. Valot, ce calcul « apparemment anodin (…) a contribué à nous précipiter dans la crise financière ». Vraiment ? Un instrument ayant l’âge de l’économie politique, et qui dans sa formulation moderne date de plus d’un demi-siècle ? N’est-ce pas encore une fois le coup de l’excès d’honneur ou de l’indignité ?
Le financement d’une entreprise peut se regarder de deux façons. Pour le directeur financier qui cherche à lever des fonds, le capital, dette ou fonds propres, a un coût, qu’on désigne par « coût du capital ». Pour l’investisseur qui fournit les fonds, le capital qu’il apporte doit lui rapporter un rendement. Son « coût », c’est le rendement qu’il aurait de ses fonds s’il les apportait à une entreprise de même risque. A l’équilibre entre offre et demande, le coût du capital de l’entreprise sera donc identique au taux de rendement attendu des fonds apportés. Pour une société dont les titres sont cotés, on le constate a posteriori à partir de l’évolution passée des revenus distribués et des plus- ou moins-values de revente de ces titres sur les marchés financiers. Par association, il en va de même pour les marchés de gré à gré comme celui du crédit bancaire. Mais il n’y a pas de mystère, le coût ou rendement moyen du capital ne peut qu’être égal au rendement des actifs économiques qu’ils servent à financer, c’est-à-dire pour fixer les idées, de l’ordre de 6,8% corrigé de l’inflation si on prend les chiffres sur très longue période (Ibbotson – 1872-2000) aux Etats-Unis.
Calculer le coût du capital en date d’aujourd’hui est moins facile puisqu’on ne connaît pas ni les rendements ni les dividendes futurs. La bonne pratique veut qu’on approche le coût de la dette par le taux de rendement des obligations comparables ; et le coût des fonds propres en prenant le taux d’intérêt sans risque et en ajoutant la prime de risque moyenne du marché actions corrigé d’un élément spécifique à l’entreprise. Les méthodes divergent, mais donnent un chiffre autour de 10 % dans la tempête actuelle et de 6 à 8% dans la période d’avant la crise. L’AMF recommande « une approche raisonnable pour corriger certains effets de la perturbation du marché sur la prime de risque », ce qui conduirait à retenir aujourd’hui une valeur de long terme autour de 7% à 8%, proche, compte tenu de l’inflation, du coût du capital sur très longue période mentionné plus haut. On est loin des « 10%, 15%, voire davantage » dénoncé avec force dans l’article.
M. Valot voudrait que le coût des fonds propres corresponde « au montant des dividendes que vous versez à vos actionnaires ». Autrement dit, le coût devrait être élevé si « vous distribuez des dividendes (…) plantureux », bas si les dividendes sont modestes. Très bon conseil à tout directeur financier : ne distribuez aucun dividende et le coût de votre capital sera nul ! Vos fonds propres seraient des emprunts perpétuels à coupon zéro. Les marchés financiers sont plus sages, pour une fois : si vous ne distribuez rien, comme l’a fait Microsoft pendant des années, soit ! Mais on attend en retour que ces revenus non distribués soient réinvestis avec profit dans l’entreprise. Gare à votre cours boursier sinon.
Oui, le rendement attendu par l’investisseur en actions peut atteindre 15%. Cela s’applique aujourd’hui pour des projets à très long terme mais risqués, tels qu’en acceptent en temps normal les marchés, contrairement à ce qu’indique M. Valot qui ne voit dans ce chiffre de 15% que la dictature du court terme. Les pays développés ont été couverts de réseaux de télécom (fibres optiques, mobiles…) financés par appel à l’épargne avec des taux de rendement attendu de l’ordre de 15%, parce qu’il s’agissait de projets au rendement incertain, gagnants dans le cas des réseaux mobiles, perdants à ce jour dans le cas de la fibre optique.
Il se peut aussi que le marché sous-valorise grossièrement le coût de la dette. Soit un projet au rendement attendu de 7%, alors que le coût de la dette après impôt sur le marché du crédit est de 3%. S’il vient à vous une banque assez imprudente pour continuer à vous prêter jusqu’à 80% de votre investissement à ce même prix de 3%, le rendement attendu de vos fonds propres, soit 1/5e du financement s’établira à : 5 x (7% – 0,8 x 3%) = 23%. Mais ce sera bien la bêtise de la banque (et la vôtre, sachant les risques d’une faillite), puisque le coût moyen d’un financement par dette pour l’entreprise très endettée doit normalement se rapprocher très vite des 7%, son risque ressemblant à ce niveau à celui des fonds propres. C’est indéniablement ce qui s’est passé avant la crise financière. Pour des raisons qui dépassent infiniment ce malheureux coût du capital des manuels de finance, il y a eu bulle de crédit, et les banques ont avalé des crédits sur des entreprises ou sur des véhicules de titrisation surendettés avec des spreads incroyablement bas. La suite est connue.
Reste une troisième possibilité à ces 15%, qui est la confusion fréquente entre coût du capital et rendement comptable des fonds propres. M. Valot la fait-elle ? Si mon entreprise a levé des fonds propres pour 100 M€, mais que ses perspectives de profit soient si bonnes que la Bourse valorise ces fonds à 200 M€, un coût du capital de 7% (encore une fois la somme des profits attendus, distribués ou réinvestis, rapportés à ces 200 M€) correspond à un rendement deux fois plus important, soit 14%, si on le rapporte aux fonds propres comptables de 100 M€. Mais cela ne résulte que d’une convention comptable qui est que les fonds propres, avant ou après IFRS d’ailleurs, ne sont pas mesurés en valeur de marché. Quand les banques clamaient leur volonté d’avoir des rendements de plus de 25%, elles faisaient bien sûr référence à des rendements comptables, ce qui les poussait à avoir les fonds propres les plus réduits possibles. Par une bourde ou un aveuglement gigantesque, les régulateurs les ont laissées avoir des leviers de dette inconnus depuis la fin des années 1920. Et les agences de notation n’ont pas tant été coupables de leur notation inepte des produits de titrisation, que d’avoir bâclé le travail de notation des banques, qui devenaient aussi risquées que des hedge funds et qui pourtant levaient en masse sur les marchés les fonds pour financer des crédits ou l’achat de produits titrisés tous hasardeux.
Ce qui est dommage, c’est que M. Valot, dans son zèle quichottesque, cherche à embrocher le meilleur de ses serviteurs. Précisément en utilisant l’outil du coût du capital pour valoriser les investissements, les évaluateurs gomment les excès ou lubies qui saisissent les marchés. Ils cherchent à calculer les « valeurs fondamentales » plutôt que de prendre à la lettre les prix instantanés. Avec cette modeste discipline, on pouvait voir qu’il était impossible qu’un actif titrisé réputé AAA puisse rapporter 40 centimes de plus qu’un placement sans risque. Ou qu’une valeur Internet de la belle époque puisse valoir 5 fois son chiffre d’affaires alors qu’elle n’allait pas dégager de profit avant 5 ans (bel exemple encore d’une bourse toujours attirée par les profits à long terme !). Faut-il user de cet instrument pour faire des tests de dépréciation sur les acquisitions faites par l’entreprise, comme l’y oblige la norme comptable IAS 36 ? Surtout pas, dit M. Valot. En bon Sancho Panza, le directeur financier reste pragmatique. Autant surveiller la valeur de ce qu’on a acheté et ne pas attendre l’échec complet pour en faire la dépréciation. Cela aide tout le monde à mieux apprécier le coût du capital immobilisé.
François Meunier